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L’ennemi intérieur

captura-de-pantalla-2016-10-09-a-las-12-14-55Dans son article du 29 août 2016 qui vous a été traduit ici, Antonio Lorca découvre l’eau chaude et, autour de quelques exemples bien connus des aficionados, et dans un élan de courage comparable à qui se jette dans son bain sans préalablement se mouiller la nuque, dénonce que le toreo est aux mains d’une mafia et que le grand ennemi de la fiesta vient de l’intérieur. Le mérite relatif de cette annonce ne réside pas tant dans la découverte de cette vérité établie que dans sa publication dans un journal au tirage national, car ce n’est pas une nouveauté pour qui cultive son aficion et se heurte aux faits et méfaits du mundillo.
Une fois l’ennemi intérieur démasqué, le caméléon Antonio Lorca enfile sans vergogne le costard qu’il vient de tailler pour s’attaquer aux festejos populares dans le même quotidien El País : journal aux graves troubles dissociatifs de la personnalité.

Lorca n’en est pas à son coup d’essai quand il s’agit de dénigrer les festejos populares. Déjà en septembre 2015 (‘el Toro de la Vega, la tauromaquia y la tomatina’), il chargea durement contre l’hyper médiatique Toro de la Vega, qui malgré son caractère exceptionnel est brandi par les anti-taurins et les ignorants comme l’emblème des fêtes populaires taurines espagnoles.
Dans cette publication, le critique taurin fustige le tournoi en reprenant à son compte les arguments simplistes des animalistes et relayés par le prisme réducteur et orienté des médias. La tauromachie formelle partage avec le Toro de la Vega un ensemble de points communs comme sa valeur historique, la légalité, un règlement précis et le combat de l’homme contre la sauvagerie animale représentée par le toro bravo. Des arguments suffisants pour légitimer le Toro de la Vega, mais dont la pratique est pourtant remise en cause par Lorca car, à la différence du toreo, le tournoi ne serait pas au service de la création de la beauté et de l’art au sens large. Il est pourtant dangereux de faire pencher la balance de la légitimité de la tauromachie au seul poids de la composante artistique qui est certainement l’argument le moins convaincant à l’heure de défendre la corrida au détriment du Toro de la Véga. Force est de reconnaître que la beauté est une appréciation subjective, un argument relativement instable et sujet à discussions que l’on soit né à Tordesillas, dans le centre de Barcelone, ou dans un village de Papouasie-Nouvelle-Guinée.
Néanmoins, chacun est libre d’avoir un avis et de l’exprimer à propos d’un festejo dont il faut reconnaitre la singularité et le déroulement dramatique. Il est pourtant irritant de lire les descriptions sensationnalistes du critique taurin auquel les aficionados ont le droit d’exiger une certaine ouverture d’esprit ou du moins une certaine curiosité sur ce tournoi séculaire, et de ne pas tomber dans la critique ouverte et radicale du tournoi, reproduction parfaite et coordonnée de la campagne de lynchage médiatique et de désinformation qui s’est abattue depuis quelques années sur la tradition de ce village de Castille.
Refermons cette parenthèse sur le Toro de la Vega en précisant que le 13 septembre 2016 et pour la première fois depuis l’époque franquiste, le tournoi s’est déroulé sans le sacrifice du toro, rebaptisé pour l’occasion Toro de la Peña. Le gouvernement de Castilla y León avait préalablement approuvé un décret de loi interdisant les blessures et la mise à mort publique de l’animal durant les fêtes populaires taurines, entérinant ipso facto la fin du Toro de la Vega. Celui-ci se résume désormais à une vaine et inutile poursuite du toro à travers le village et la plaine avant son enfermement et… son sacrifice dans l’intimité d’un abattoir. Pour ajouter de l’eau au moulin des petites trahisons entre amis, l’initiative de ce décret est à mettre au compte de la droite espagnole (Partido Popular) qui gouverne la région de Castilla y León et qui pour la majorité des aficionados espagnols est le seul parti politique censé défendre les intérêts de la tauromachie. Comme quoi…

A l’instar des animalistes, la croisade de Lorca ne s’arrête pas à Tordesillas. Il est ahurissant de découvrir que le critique taurin s’acharne contre l’ensemble des festejos populares dans un article récent publié le 9 septembre et intitulé ‘Jugar al toro no es torear’. Dans cette publication, il distance les jeux taurins populaires de la tauromachie formelle ne leur reconnaissant qu’un seul et unique point commun : le toro. Dans son article, le critique exalte le toreo qualifié d’exercice spirituel, de science mystérieuse, de recherche de la beauté et de l’harmonie, d’affrontement entre l’intelligence et la force brut et sauvage, de création artistique, de démonstration d’héroïsme, et j’en passe. En revanche aucune envolée lyrique pour qualifier le festejo popular (toutes modalités confondues) qui n’est qu’un simple divertissement, où l’on se joue de l’animal. Exit le sang-froid et l’esthétique du recortador, le courage et l’héroïsme désintéressés du coureur d’encierro ou même l’aficion débordante du peñista ou du spectateur de bous al carrer.
Lorca enfonce un peu plus le clou de son ignorance et divorce les aficions au toro. A son avis il n’y a pas d’aficion commune à la tauromachie formelle et aux festivités populaires et prend pour exemple la communauté valencienne où s’organise le nombre le plus élevé de manifestations taurines alors qu’elle ne programme qu’un nombre réduit de corridas ou novilladas par rapport aux autres régions espagnoles. Un raccourci simpliste et ridicule. Réduire la quantité et la qualité d’une aficion à une simple règle de proportionnalité entre les différents festejos est une négation des particularités culturelles, historiques et des traditions taurines qui animent une communauté ou une région comme c’est le cas dans le Levant. Par ailleurs, nombre de spectateurs entretiennent une aficion partagée entre la rue et le toreo et grand nombre d’aficionados ont découvert le toro dans leur enfance grâce aux fêtes populaires avant d’étendre leur aficion à la tauromachie formelle. Les mêmes aficionados qui courent admirer un ‘pablorromero’ un samedi d’été dans les rues de Puzol peuvent se retrouver dans les arènes de Valence lors des corridas de Fallas. Le même exemple est valable pour la Navarre car il n’est pas rare que de nombreux coureurs d’encierro assistent aux courses de l’après-midi à Pampelune. La présence dans les rangs des banderilleros d’anciens recortadores comme Raúl Ramírez, Diego Valladar ou Jésus Arruga, témoigne également en faveur d’une aficion indivisible.
Lorca patauge un peu plus dans l’absurde et le mensonge quand il assure que les festivités populaires taurines ne sont pas menacées de disparition car elles sont aux mains des municipalités et constituent un instrument électoral de poids dont l’organisation échappe aux professionnels. S’il est vrai que la grande partie des fêtes taurines ne sont pas sous l’emprise d’empresas, le Toro de la Vega cité précédemment tombe à pic pour nous rappeler que son interdiction s’est réalisée malgré l’opposition de la mairie de Tordesillas. De plus, cet argument tombe à l’eau quand plusieurs municipalités de la province de Valence ont organisé des referendums pour y interdire toutes les fêtes à caractère taurin : Xativa, Aldaia, Sueca, Paterna etc… La mairie de Valence, elle-même, a purement et simplement interdit la pratique du toro embolado sans consultation ni dialogue préalable avec les peñas dans cinq districts périphériques à la zone urbaine.
Le seul point positif que le critique taurin semble accorder aux festejos populares est de garantir la continuité de nombreux élevages en leur achetant leurs animaux et assurant par la même occasion la survie de nombreux encastes boudés par la tauromachie moderne. Par aficion très certainement, et pas seulement par divertissement, serait-on tenté de rajouter.

Avant d’essayer de comprendre le but d’un tel acharnement et dénigrement des festejos populares de la part de Lorca, il faudrait rappeler quelques chiffres que le critique évoque sans pour autant ouvrir les yeux sur la place et l’importance de ces fêtes. En Espagne, plus de 16000 festivités taurines populaires ont été organisées en 2015 (la moitié dans la seule région de Valence) contre un peu moins de 1800 festejos formels (corridas, novilladas, rejoneo). Une différence considérable qui s’accroit chaque année car après une période de crise qui a vu son nombre diminuer, le chiffre des festejos repart à la hausse depuis 2014 alors que le toreo perd en quantité et fréquentation sur chacune de ces dernières années. Les fêtes populaires taurines comme leur nom l’indique sont un exemple démocratique, mixte et pluriel, sans agents ni intermédiaires motivés par des intérêts économiques car ils sont majoritairement organisés et financés par les propres peñas ou commissions et très souvent ouverts gratuitement à tous les publics.
Quelles sont donc les raisons d’un tel mépris des festejos populares de la part de Lorca ? Quel but poursuit-il en critiquant cette activité autrement plus démocratique et majoritaire que la tauromachie formelle ? Pourquoi ne pas s’appuyer sur ce vivier potentiel et réel d’aficion au lieu de le décrédibiliser et le stigmatiser en le faisant passer pour une sous culture taurine ?
A défaut de trouver sa justification et sa place dans une société en évolution, certains acteurs du toreo cherchent à sauver la face en pointant du doigt les fêtes taurines populaires. L’objectif est d’améliorer artificiellement l’image et les valeurs de la tauromachie en déviant l’attention de l’opinion publique sceptique vers les fêtes populaires, nouveaux bouques émissaires de la maltraitance animale. En substance, on sacrifie volontiers les fêtes populaires pour sauver la peau de la tauromachie formelle.

Terminons-en avec la démonstration absurde de Lorca en revenant sur la manifestation du 13 mars de cette année qui se déroula à Valencia et réunit selon les sources, 10, 20 voire 30 000 aficionados. Peu importe le nombre finalement. A cette manifestation ont été invités tous les aficionados, ainsi que les associations professionnelles et parties intégrantes et intéressées de la tauromachie formelle : apoderados, union des banderilleros, matadores et j’en passe. Une première historique, une véritable démonstration de force et un message d’unité (de façade). Le défilé fut composé de peñas venues de toute l’Espagne et de l’étranger : des délégations de Tordesillas, Beas de Ségura, Benavente, Tolosa, Amposta, Cadiz, le club taurin de Londres, une représentation de Düsseldorf, le centre français de tauromachie, les élèves de l’école de tauromachie de Madrid, l’association des mayorales etc… Et bien sûr, la crème du toreo avec son cortège de figuras qui s’est vu offrir la banderole en première ligne avec le slogan : ‘el toro : cultura, raices y libertad de un pueblo’. Une occasion en or, une vitrine sans égal pour défendre son gagne-pain tout en se dégourdissant les jambes dans le centre de Valence poussé par une mer d’aficionados aux festejos populares dans son écrasante majorité. Une aubaine incroyable que le toreo n’a jamais été capable d’organiser avant cette date et qu’il ne s’est pas privé de saisir au vol.
Qui donc est à l’origine de cette manifestation ? Qui a réussi l’exploit de réunir pour la première fois l’aficion et les composantes économiques du toreo dans cette démonstration de force ? Antonio Lorca s’étonnera que l’initiative soit à mettre au compte de la Unión Taurina Valenciana et de la Federation des Peñas de Bous al Carrer. Dans un élan de générosité et de solidarité, les organisateurs cédèrent le protagonisme et la photo médiatique à la tauromachie formelle au prix des caprices infantiles et des vanités de ses parties intégrantes. En conclusion, ce sont les festejos populares, cette aficion de divertissement si éloignée de la grandeur de la tauromachie qui dans le but de défendre sa culture et sa liberté vola au secours d’un secteur désuni pour lui offrir sur un plateau d’argent l’occasion de se revendiquer face à l’opinion publique et certains partis politiques abolitionnistes.
Lorca relate la manifestation du 13 mars dans son article intitulé ‘El toreo se tira al ruedo, por fin’. Cela peut paraître incroyable mais à aucun moment il ne mentionne le point de départ de cette initiative ni ne souligne la présence hyper majoritaire des aficionados aux festejos populares venus de l’Espagne entière. Rien du tout, que dalle, peau de zobe. Par contre, il se réjouit que le monde du toreo soit enfin descendu dans la rue pour défendre ses droits et la tauromachie. Si on ne l’avait pas invité et poussé un peu au cul, le monde du toreo serait très certainement resté au chaud à la maison ce dimanche 13 mars. Comme Lorca peut-être. Etait-il présent le 13 mars à Valencia ? On peut se poser la question.
Six mois après cette manifestation, les aficionados aux festejos populares aimeraientt bien ce retour de solidarité de la part du secteur du toreo. Par exemple à Fornalutx, dans les Baléares, où l’aficion résiste héroïquement aux attaques animalistes. On garde aussi bon espoir de voir José Maria Manzanares dans la périphérie de Valence pour y défendre le toro embolado. On attend encore Morante en visite à Tordesillas pour réconforter une aficion humiliée. On attend. On attendra…

A ce jour, la petite aficion de la rue ne cesse de se battre contre les interdictions, les impositions et le mépris dont elle est victime afin de garantir sa continuité. Mais elle doit bien garder en tête qu’elle ne pourra compter que sur elle-même et son abnégation pour que survivent les festejos populares. En effet, comme Lorca le dit si bien et le démontre dans ses mensonges et sa désinformation : l’ennemi vient de l’intérieur.

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