Lorsque les éditions Atelier BAIE ont publié le premier livre de Campos y Ruedos, il y a presque 8 ans, Jacques Durand, nous avait fait le plaisir d’écrire ce texte délicieusement enivrant. Sublime.
La Venencia. Calle Echegaray 7, où se trouvait jadis le célèbre colmao Madrid-Séville. Rafael el Gallo est né à un jet de noyau d’olive. Old Madrid cavernicole. Métro, Sol. Soleil underground. Le cœur souterrain de l’Espagne sous Sol exactement et pas très loin de Carmen. Tapas, of course. Mojama en particulier. Magnifique bar en bois, barriques, affiches vieilles, fino, manzanilla, palo cortado et vinaigre de Jerez.
D’où le nom : Venencia. Cuites scholastiques. On ne va pas se bourrer le mou. On va aussi voir des corridas à Madrid pour ces tavernes qui ressemblent à des lits-alcôves normands à la mode de Fécamp, à des armoires, à des grottes pour troglodytes aveuglés par la lumière du jour, à des confessionnaux.
Le penchant pour les messes basses. Elles donnent directement sur Las Ventas, dont elles sont les succursales. Tendidos bajos, tendidos altos, balconcillos, asientos de palco, gradas, andanadas, tabernas où la nada anda.
À l’intérieur, la lumière de la vie des bars en pleine sombra, la pénombre en plein mediodía et la luz de la vie noctambule. Envoyez Zarathoustra : «Minuit c’est midi. La nuit aussi est un soleil.»
Toutes ces antres se prétendent la plus vieille taberna de Madrid. Toutes, ou quasi, se vantent de n’avoir jamais servi Hemingway ; ça en dit long. Cependant, on ne sait pas sur quoi. Le typical spanish d’Ernesto, elles s’y vautrent. Tant mieux pour nous avides d’almejas al estilo Antonio, de fromage de brebis de la sierra d’Albarracín étiquette noire, de Morante de la Puebla, d’aventureux orujos, de José Tomás, de toros de Victorino Martín quand ils s’appellent Murciano, d’Hernández Pla quand ils se nomment Guitarrero, d’Esplá avec Beato de Victoriano del Río, de Castillo de Sajazarra, un rioja, mais on n’y connaît rien, c’est pour le nom et gourmands aussi d’oxymorons : le singulier lieu commun espagnol.
Madrid est une immense taberna, une taupinière de bars avec, au bout, une plaza de toros. En clignant des yeux 23 000 taupes remontent au jour tous les fins d’après-midi de mai pour San Isidro à la station Ventas sur le coup de 18 heures. Le sandwich dans l’attaché-case pour les décideurs, le mouchoir vert dans la veste pour les décidés. Parenthèse sur Hemingway et avis personnel : Le vieil homme et la mer est le plus évocateur roman taurin quoique sans toro ni torero ni rien de tout ça mais avec tout de ça bien allégorique. La lidia avec l’espadon, une tauromachie. Digo yo.
On avance ça comme ça, pour faire le càcou. Dans les tavernes taurines : des photos de toros et de toreros. Et çui-là, ce serait pas Fermín Murillo peut-être ? Non, il avait un plus gros cul. Évidemment les photos de toros et de toreros sont pleines de toros et de toreros qui leur font des passes. Les tabernas ? Des maisons de passe. Parfois trop de photos et pas assez d’images. Trop de photos qui tuent l’image et l’imaginaire comme trop de passes tuent le toreo. Less is more comme ne dit pas Padilla.
En mai, la nuit, après la corrida, on y profère des choses inoubliables, incontournables, indestructibles, vieilles comme la salive, baveuses comme elle, remâchées depuis des siècles, recrachées comme les têtes des gambas. La sciure du ressassement. Que quand il y a des toros, il n’y a pas de toreros. Que quand il y a des toreros il n’y a pas de toros. Que quand par miracle il y a des toros et des toreros, t’as pas de billet et ton revendeur chéri tu le poursuis comme Saint-Antoine. Que quand il y a des toros, des toreros et toi un billet, tu sais plus où tu l’as foutu. Que quand tu l’as trouvé il y a grève des taxis, des métros, des avions, il pleut, il fait un vent terrible, un attentat dévaste Atocha, les Twin Towers s’écroulent, ta grand-mère vient de décéder, tu t’es fait piquer ta carte bleue plaza Santa Ana, tu as chopé le dernier virus à la mode.
Dans ces obscures tascas de sabor taurino comme Jota Cinco, Alcalá 423, ou comme le bar restaurante César, Alcalá 204, la tanière d’El Rosco, tout le monde a vu la faena d’Antoñete à Atrevido en 66. Surtout ceux qui n’y étaient pas. Et après le deuxième anis Machaquito, l’anis Machaquito c’est pour le folklore et foncer plus loin dans le chromo, ton voisin se souvient comme si c’était ayer avoir applaudi la faena de Manolete à Ratón, la plus belle qu’il a jamais vue de sa vie et toi, tu peux courir avec tes recuerdos Lidl à deux balles. Dans un plus avant encore multiplié par x bloodies mary – on a changé le logiciel boisson because Hemingway – il se souvient parfaitement avoir entendu la malédiction lancée à Joselito la veille de Talavera.
Tu lèves le coude avec les 150 000 pages d’un Cossío ambulant et qui ne connaît pas le mot sommeil : 12 volumes, le poids de vingt enclumes dans 1 mètre 73 et 80 kilos d’insomnie collés au coin du bar. Il a une photo de sa femme et de la Virgen de la Paloma dans son portefeuille. Il te les montre, il t’offre de lui offrir sa tournée et décrit par le menu les adieux de Frascuelo. Où on craint qu’il était. Il y était. Ou c’est tout comme. Alors tu te sens encore plus vieux que la calle del Lobo, ancien nom de la calle Echegaray, de José Echegaray, écrivain, auteur de La Mort sur les lèvres, prix Nobel de littérature en 1904. Coño, 1904 c’est l’année où le Papa Negro a fait sa présentation à Madrid. Il était tout en vert, ses péons aussi. Le toro était comme ci et comme ça, il a fait ci et ça et le Pape Noir, un tío. Te lo digo yo. On pense soudainement au salut : une aspirine effervescente dans un verre d’eau minérale, le silence du carmel, l’Aubrac en hiver, la plongée sous-marine, le monde du silence, le commandant Cousteau. Tu sors enfin. Tu te mords les doigts. Le panneau à droite il t’avait pourtant conseillé de circuler.
Jacques Durand