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Jacques Maigne

C’est par un dessin que nous avons appris la disparition de Jacques Maigne… Ce n’est pas la pire des façons pour apprendre une triste nouvelle que de se trouver face au crayon sensible d’Eddie Pons.
Jacques, avec l’autre Jacques, Durand, faisait partie du comité de lecture de l’Atelier Baie. Les deux Jacques comme se plait à le dire Bruno. Et c’est à ce comité, restreint et bienveillant, que nous devons d’avoir pu vivre l’aventure éditoriale de Campos y Ruedos.
Jacques Maigne nous avait écrit un texte pour le numéro deux. Et comme pour le texte du premier Jacques, c’est d’un bar qu’il s’agissait. Un de ces bars espagnols qui nous sont si chers. Celui-là, Las Delicias, se trouve à Trigueros. Incontournable lieu de retrouvailles avant la visite chez Cuadri…

Delicias campos
Café sud

Le sud ça n’existe pas, ça n’existera jamais, ou alors c’est loin d’ici, très loin, plutôt là-haut, tout en haut de la terre et du ciel et des rêves qui nous hantent, et on sait bien qu’on ne les touchera jamais, enfin jamais en vrai, parce-que c’est comme ça les sortilèges, ça ne se touche pas.
Ça s’imagine.
Le sud ? Non, mais vous vous rendez compte ? Quel sud, et pour quoi faire ? Celui des palmiers, des castagnettes, des femmes en noir, des matamores, celui des marinas, des bouillabaisses, de l’anisette, celui de Marius, de l’omerta, du mauvais œil, ou alors celui des cigales-pins parasols-pétanque-platanes-rosé frais-anchoïade-sieste-chaîne en or j’en passe, et des bien pires ?
Sud de pacotille, bimbeloterie pour gogos, trompe-l’œil qui ne trompe plus personne. Le sud est un mythe creux, une invention, un mirage, un slogan publicitaire, une arnaque. Il y a cent mille suds, et plus encore, mosaïque éclatée et subtile qui ne se dévoile jamais tout à fait et qu’on peut sillonner mille ans sans jamais en saisir toutes les nuances, les pudeurs, les secrets, et qui se dérobe au fil de vos pas, de vos regards, et se joue avec ravissement de tous ces clichés qui lui collent aux basques.
L’ailleurs, voilà tout ce que le sud nous laisse en ce mot qu’on murmure, qu’on chuchote avec des airs penauds, comme un gamin rougissant. Le sud. Les suds. L’ailleurs. L’au-delà des plaines et des montagnes.
L’au-delà des mers. L’au-delà du visible. L’au-delà du miroir. Là où les paysages et les corps dansent et se mêlent, s’embrouillent puis se noient. SUD.
J’ai chaud, déjà, encore, la langueur m’enveloppe de son linceul soyeux, des fruits clignotent sur un coin de table, les volets sont mi-clos, je cherche l’ombre, l’eau, le vin frais, le velours d’une peau, l’écho d’une vague sur la roche. Une voix sourde se balade, je pousse sans bruit le portail du jardin, j’ai le clignement d’œil de celui qui s’extirpe du sommeil. Là, une fois encore, et comme si c’était toujours la première fois, je regarde, j’ouvre les yeux, je les ouvre en grand, en vrai, sous le charme, sous hypnose, sous influence, et une nouvelle fois le miracle a lieu, là, tout de suite, en direct, au présent.
Je rase les murs d’un blanc cruel, les martinets zèbrent le bleu du ciel en piaillant, le fond de l’air est parfumé d’huile d’olive, une femme balaie avec rage le seuil de sa porte. Je suis à Écija, Antequera, Medina Sidonia, Grazalema, Vejer de la Frontera, Ayamonte, Cabra, Alcalá de los Gazules. Chez moi. Au pays des ombres et des bars familiers. Sur la terre des taureaux et du chant profond. Au théâtre de tous les suds enfin réunis, réconciliés, épanouis, soumis à un seul dieu, à une seule vérité.
La lumière.
Les lumières.
Toutes les lumières.
Tous les rêves de lumières.
Celles qui peignent les oranges en bleu, embrasent la pierre millénaire, renversent les marais dans le ciel, fleurissent les cascades, recouvrent la mer de mercure, liquéfient les montagnes, irisent les grands arbres, figent les courses du vent, jonglent avec les aubes, les transmuent en couchants, arrachent de l’or aux nuits, tissent, habillent, dépouillent, sculptent, brisent, effacent, recréent, ivres de redessiner sans cesse, chaque jour, chaque nuit, ce monde qui nous fuit.
Lumière, oui, voilà le sud au plus près, au plus profond, au plus mystérieux. Voilà ce qu’il restera de ce voyage intuitif, de ce périple initiatique : quelque chose de secret et d’inaccessible, une sensation d’intimité voilée, une présence diffuse, fragile, quelque chose qu’on croit porter à l’intérieur de soi et qu’on ne peut dépeindre. Une forme de songe tout éveillé.
Vite, se réfugier. Vite, la pénombre rassurante, le brouhaha des voix hautes et rauques, la musique des tragaperras, le souffle de la machine à café, les images de la vierge des douleurs, le fanion vert et blanc du Betis, le sol jonché de noyaux d’olives, de débris de pipas ou de papiers froissés. L’heure du premier café.
La première heure.

Jacques Maigne

  1. Anne Marie Répondre
    Et aussi In Vino. 24 octobre 2005. Et l'Ancien théâtre en face, il y a pire... Et un de plus qui quitte le sud. Si si, il existe.

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