C’était peut-être un peu trop. Trop de souvenirs et d’émotions d’une part et de beauté d’autre part. Ces choses-là doivent squatter le même genre de récepteurs dans notre sensibilité. On n’en pouvait plus. Et puis trop d’émotion aussi, au singulier, pour finir la journée. Je ne parle pas de Sergio Rodríguez, perdu bien sûr dans le tumulte mais de Morante qui a tout emporté finalement, littéralement piraté les adieux de Robleño, tout donné et tout repris. Et personne pour lui en vouloir. C’est dingue ce que l’on pardonne aux artistes, aux émotifs. À raison. On lui doit tant, à commencer par cette journée inenarrable : un monument à Antoñete, merveilleux détail (en espagnol le detalle est aussi une attention), fabuleux prétexte : Curro Vazquez en piste, César Rincón. Il n’y a pas de hasard : Morante « descend » de Chenel, parrain d’alternative de Rincón, lui-même celui de Morante. Julito Aparicio devait évoquer son père, Julio, qui avait cédé les trastos à Chenel en 1953 à Castellón de la Plana. Curro a bien pris l’alternative à Valencia, Luis Miguel à la Corogne et Morante à Burgos, ma foi… Au dessus encore c’est du sérieux : Cagancho et Rafael el Gallo, lui même arrière grand parrain de tout le toreo actuel, semble-t-il. Julito n’est pas venu, remplacé par Frascuelo, un peu perdu et doyen en âge de la matinée. Et Curro Vazquez donc? 74 piges, surveillé comme le lait sur le feu par toute la bande en traje corto du callejón, prête à intervenir. Même fragilité, même temple, même magie dans le poignet, torería innée, naturelle et quelques détails, une paire de trincherazos ont renversé les arènes. Une leçon pour ceux comme moi qui ne l’avaient jamais vu mais qui s’en sont fané tant d’autres. On aurait pu rentrer après ça, c’eût été dommage. Car Rincón donna la distance à un novillo de Garcigrande (Morante avait ordonné le changement du précédent pas vraiment propre à la lidia et offert une dernière valse à Florito) et on a soudain retrouvé cette attitude, cette exigence, ce caractère. Leçon de Colombien, LV1 dans toute la France taurine des années 90, toreo de dominio, sincère et magistral. Lui je l’avais vu, main dans la main avec mon père, alors comment ne pas y penser ? Un jour, je lui avais glissé en faisant une photo que grâce à lui j’étais devenu aficionado, mais Michel Pastre était passé après faire sa photo aussi et lui avait soufflé qu’il avait appelé son fils César… Dans ce monde ultra référencé, Morante avait trouvé chez Osborne un toro blanc de la lignée d »Atrevido’, celui de 1966, mais pas vraiment un collaborateur.
La matinée fut longue et joyeuse. Un coup du « souviens-toi » solaire et intemporel.
L’après-midi nous réservait des émotions différentes : Robleño disait adieu à la profession 25 ans après une alternative en banlieue madrilène avec Morante et le Juli ; Il faut voir les photos du gang des joufflus d’alors! Pour l’occasion, Fernando eut droit à ses premiers Garcigrande et surtout à un excellent 5 qui lui permit de réciter une merveille de toreo classique au capote (somptueuses Veroniques et la demie) comme à la muleta, de quoi regretter de ne pas avoir pu transformer l’essai de temporadas pleines de corridas en début de carrière ? Rappel aux aciers d’une regrettable lacune. Ses deux fils en piste vinrent lui couper la coleta pour clore ce passage avec la même dignité que tout au long de cette carrière.
Mais juste avant donc, Morante avait rappelé combien le voisinage des grands artistes pouvait être cruel pour leur entourage. Brillant au capote au 2, il fut pris au 4 au détour d’une chicuelina et laissé KO au centre façon Manet. Rapatrié au burladero, le protocole commotion sembla sans appel : livide, déséquilibré, c’est une semaine sans jouer au rugby et bien trois minutes avant de retourner se frotter au Garcigrande. La faena? Droitière surtout, fuera de cacho, mais attention le toro par l’intérieur, cervicales à l’essorage et le trajet millimétré le long de la ceinture verte. Le costume est lila et or mais depuis 40 ans on dit Chenel y Oro. L’engagement est total et sans roulement de tambour, les talons scellés dans le sable : c’est la statue de Morante qui torée. En l’espace d’un quart d’heure, il a résumé l’extraordinaire année 2025, entamée au fond du trou, englué dans la détresse collante d’une maladie mentale indépégable puis jallonnée de succès, de « moments », sur le fil du rasoir. Grande estocade pour finir. En place, les deux pieds au sol, une photo de Camino ou d’Ostos. Deux oreilles, ou peut-être pas, et pour finir la vuelta, la puntilla urbi et orbi, coleta en main, larmes aux yeux, coeur en cendres au creux de la main.
Il y avait du Barcelone septembre 2011 dans cette journée, la joie du samedi puis la déprime du dimanche, la page qui se tourne, quelque chose qui ne reviendra plus. Il y avait du toreo surtout, chimiquement pur, Curro, César, José Antonio… revenu hanter un lieu et une nostalgie, une dernière fois.
Lundi 13, saison finie, la gueule de bois est vertigineuse