« Et Noiret, la lettre qu’il lit à la fin de La Vie et rien d’autre ?
— Ouais… Noiret… c’est vrai… »
Noiret… Et puis Philippe Noiret m’a fait penser à Bouquet, à Michel Bouquet et à sa lecture, à la fois douce et inquiète — Truffaut résumait ainsi ses impressions sur le film : « Toute la force du film réside dans le ton adopté par les auteurs : une douceur terrifiante ; on sort de là ravagé, confus et pas très content de soi. » —, du texte de Jean Cayrol dans le film Nuit et brouillard (Alain Resnais, 1955). Je me suis répété ces mots de clôture qui s’évaporent dans un flot de tristesse et d’abattement d’une beauté pourtant unique, évidemment sordide ; la musique de Hans Heisler comme marche funèbre.
« Il y a nous qui regardons sincèrement ces ruines comme si le vieux monstre concentrationnaire était mort sous les décombres, qui feignons de reprendre espoir devant cette image qui s’éloigne, comme si on guérissait de la peste concentrationnaire, nous qui feignons de croire que tout cela est d’un seul temps et d’un seul pays, et qui ne pensons pas à regarder autour de nous et qui n’entendons pas qu’on crie sans fin. »
Et puis l’écran devient noir, nuit sans brouillard, noir absolu.
Tout ça n’est pas d’un seul temps ou d’un seul pays, c’est vrai et Cayrol a raison. Las, depuis quelques années, l’Histoire entretient de bien dangereuses relations avec la mémoire. La mémoire ça se dégrade, ça déforme, ça fait des choix — souvent inconscients —, ça oublie, la mémoire, ça recrée même. L’Histoire n’est pas une mémoire et la mémoire n’est pas l’Histoire, bienheureux ceux qui en ont conscience : ils sont peu et ils sont tus !
Cela fait des mois que je n’avais pas fait l’effort de lire la « prose » d’André Viard. Des années à s’autoflageller de ses mots avaient eu raison de ma patience et de mes indignations. Montrer sans cesse du doigt les distorsions d’une « pensée » superficielle et opportuniste n’avait fait qu’user mon goût du débat écrit.
Hier, j’ai relu André Viard — certains amis nous poussent parfois dans nos derniers retranchements — et j’ai posé les yeux sur son « édito » (il nomme ça ainsi) du 9 décembre 2013 intitulé « Le syndrome de l’étoile jaune ». J’ai lu. Ensuite, j’ai parcouru le Web à la recherche d’un commentaire, d’une offuscation, d’une critique, même la plus infime : rien, et au fond de moi je n’en attendais pas moins ou pas plus.
Le texte d’André Viard est un monceau de bêtises qu’il aurait dû se garder de produire, mais il n’en est malheureusement pas à son coup d’essai en matière d’utilisation tendancieuse de l’Histoire et/ou de la mémoire. L’on en vient même à s’inquiéter qu’il n’ait pas encore utilisé la figure planétaire et consensuelle de Nelson ‘Madiba’ Mandela pour défendre les intérêts de la tauromachie.
Mais lisons plutôt : « En 1933, à l’initiative des SA, de sinistres consignes apparurent sur les murs d’Allemagne sur lesquelles on pouvait lire : “N’achetez pas chez les juifs !” Deux ans plus tard, en 1935, sous l’impulsion de Goebbels et Streicher, des “manifestations spontanées” furent organisées contre eux. Et le 1er septembre 1941, le port de l’étoile jaune fut instauré par un décret signé par Reinhard Heydrich.
« En 2013, quatre-vingts ans plus tard, les mêmes sinistres consignes fleurissent à nouveau sur les murs de nos arènes, et sont répercutées via Internet et les réseaux sociaux vers toutes les entreprises “coupables” d’associer, fusse 1 de manière minime, leur image à celle de la corrida. »
1933 et 2013 placées à l’aune d’un même regard, d’une même interprétation : les aficionados seraient en train de subir — de la part des « antis » un sort équivalent à celui que connurent les Juifs durant les années du totalitarisme nazi (1933-1945).
Loin de moi l’idée de disserter trop longuement sur les notions d’histoire et de mémoire ; cependant, les mots d’André Viard ne peuvent que conforter cette idée que la mémoire — dans son acception non individuelle mais bien liée à un groupe humain voire à une civilisation (et l’on pourrait également gloser à l’infini sur l’existence d’un pluriel accolé à la notion de mémoire) — est devenue ces dernières années un enjeu non plus lié à l’histoire mais bien au présent et à l’actualité. Utiliser l’image de la politique raciale des nazis pour traiter un sujet aussi léger que la tauromachie est une preuve d’une maîtrise fort superficielle voire même déficiente du sens du mot histoire. C’est également la preuve que la mémoire reste un objet partial et dangereux à manipuler alors même que l’Histoire s’envisage comme la quête (enquête en grec) de la vérité, tout en ayant conscience que cette vérité ne reste qu’un idéal comme le souligne Pierre Nora en écrivant que l’Histoire est « une reconstruction problématique et incomplète de ce qui n’est plus ». Si l’Histoire demeure subjective, elle se fonde néanmoins sur une reconstruction « problématique » du passé qui tient à la relation de faits appréhendés, analysés, disséqués à la lumière d’un contexte historique inscrivant ces faits dans un temps bien défini. 2013 n’est pas 1933 ! Les « antis » ne sont pas des nazis !
Mettre en comparaison les deux est intellectuellement malhonnête et historiquement absurde et mal venu. Campos y Ruedos n’évoque que très rarement le « phénomène anti » mais cela ne sous-entend pas que les collaborateurs de ce site ne restent pas vigilants à leur égard. Ces derniers jours, l’occasion a été donnée à certains d’entre nous de plonger au cœur même des réseaux sociaux de certains « antis » — qui se permettent de diffuser des photographies purement et simplement volées ici même et réutilisées à leurs fins —, et le vocabulaire utilisé, les non raisonnements mis en avant, les excès de langage et les insultes forment un tout plus proche du vomi cérébral que d’une pensée moyennement formulée. De manière récurrente, les aficionados (« afiocs » selon leur terme) seraient des « barbares », des « fachos » et, très souvent, des « nazis ». À la rigueur, que ce genre d’insulte provienne d’une pauvre végétarienne sans cervelle qui hésite à rouler des pelles à son chien n’est pas plus renversant que cela. Ces assimilations nauséabondes deviennent plus lourdes de conséquences quand elles sont relayées par des « têtes » pensantes du Crac, et me vient ici à l’esprit la figure gouroutisée d’un certain M. Garrigues, participant multirécidiviste à des actions illégales, provocatrices et incitatrices de violences alors même qu’il est présenté comme étant membre du corps professoral, appartenance dont on pourrait attendre — soit dit en passant — qu’elle le conduise vers un chemin d’exemplarité, ne serait-ce qu’au regard du respect de la loi.
Last but not least et donc, les écrits du 9 décembre 2013 de M. André Viard, que l’on peut considérer — vu de l’extérieur — comme le chevalier blanc de la cause taurine, qui se targue dans son C. V. de maîtriser le droit (donc un minimum l’histoire, on imagine), sont proprement du même niveau que les insultes proférées par certains « antis ».
Après tout, me dis-je en observant la manière dont nos médias taurins boivent les théories de M. Viard, ou du moins ne réagissent pas quand il dérape clairement, on a les « chefs » que l’on mérite… dans un camp ou dans l’autre.
1. Sic, N. D. L. R.