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Victor Barrio

madeira

Y a través de las ganaderías,
Hubo un aire de voces secretas
Que gritaban a toros celestes,
Mayorales de pálida niebla.

Garcia Lorca, « La sangre derramada »

Mai 2015, finca Wellington, ganaderia de Baltasar Iban : les élèves de l’école taurine de Madrid sont venus tienter les vaches que la ganadera leur a mises de côté. L’accord tacite pour une corrida à San Isidro est d’organiser une tienta pour les élèves madrilènes, certains éleveurs appelleraient même ça l’impôt révolutionnaire. L’école taurine de Madrid ne semble pas avoir une bonne réputation depuis quelques années mais le Fundi a repris les rênes et aurait changé pas mal de choses. En effet, derrière le Fundi et Rafael de Julia, Carlos Ochoa et une douzaine de ses camarades sont alignés, bien peignés et disent timidement bonjour à la dame. Trois heures sous le cagnard de midi plus tard, les chavales sont un peu moins bien peignés, assommés par la chaleur et l’exigence des vaches, parfois les volteretas. Les deux toreros qui sont leurs professeurs ne leur ont pas laissé beaucoup plus de répit : pas une passe qui ne fût commentée et critiquée, pas un regard pour les gamins rentrant meurtris au burladero tant que la vache est en piste. Dans le palco ganadero, on est muet d’admiration devant pareil changement. Un vacher passe voir les plus abîmés et leur propose de se rafraichir au tuyau d’arrosage derrière. Les gamins serrent les dents. Devant l’exigence des vaches, certains – les plus jeunes – ne sortiront pas. « Aujourd’hui ce n’était pas pour vous » leur diront les profs au moment de plier les muletas.

L’un des apprentis a la main qui pendouille, le poignet semble touché. Rafael de Julia lui demande sèchement ce qu’il compte faire :
– Vous me déposez où vous voulez à Madrid et je prendrai le métro pour aller à l’hôpital…
– Le métro dans ton état ? Personne ne peut venir pour t’y emmener ?
– Non mais c’est pas grave, je prendrai le métro.
– Et sur les 80 personnes que tu prétends emmener aux arènes si on te fait toréer, y’en a pas une pour t’emmener à l’hosto ?!

Lorsque quelques minutes plus tard, au moment de se saluer, la ganadera ose suggérer de ne pas être trop durs avec les petits, le Fundi lui rappelle qu’avec l’exigence de la profession de leurs rêves, il ne faut rien leur épargner.

29 Mai 2016, le temps est menaçant sur Madrid, les toros sont de Baltasar Iban et Victor Barrio a « emmené » quelques bus ou voitures de ses paisanos de la zone de Sepulveda. A ma gauche, la barrière nous séparant du 7, à ma droite deux dames d’un certain âge venues du même pueblo voir leur torero jouer sa saison lors de la semaine toriste. Comble de malchance au sixième toro, le ciel décide d’arrêter les sommations pour faire choir une averse sur les tendidos : Toro assassiné à la pique, matador ayant suscité peu d’attentes après le combat du 3, une finale de Ligue des Champions madrilène la veille, trois semaines de feria et cinq toros dans les jambes. Le respectable file au sec ou n’a plus beaucoup d’attention disponible. La dame de Sepulveda insiste pour que je prenne son parapluie alors qu’elle partage celui de son amie, grâce lui soit rendue. Victor Barrio finit la corrida sans peine ni gloire dans une franche indifférence. Dans une reseña que je vous ai épargnée car inachevée j’écrivais :

« Pénibles, les piques le furent tout au long de la corrida. Les rations administrées en une course firent plus de dégâts que ce qui fut prodigué aux Domecq Sevillans sur toute la feria. Carioqués, piques corrigées donc doublées, au milieu du dos souvent, un calvaire ! Camarito (Colorado, numéro 72 de 599 kg né en février 2012) sorti sixième n’échappa pas à la règle dans l’indifférence de tendidos préoccupés par la pluie qui avait fini par percer la fraîche grisaille de l’après-midi. Victor Barrio, grand dadais de Sepulveda, ne mérite pas au vu de sa tauromachie de l’après-midi de franchir les frontières de son quartier (jeu de mot bilingue). De Camarito, nous ne vîmes donc rien après le châtiment qu’il lui fallut endurer. Au 3, Sandonguero (Castaño numéro 70 de février 2012) Contreras léger dans le type de 484 kilos et affublé d’un porte-manteau cornivuelto, le torero fit donner de mauvaises piques et appliqua lui-même une tauromachie profilée et systématiquement accrochée, gâchant une embestida qui offrait de bien meilleures choses. »

A un sms qui me disait alors qu’on ne le reverrait probablement pas souvent, je répondis même qu’il ne nous manquerait guère… Samedi, lorsque Laurent m’a appris l’affreuse nouvelle, il m’a fallu quelques secondes pour remettre son nom sur le souvenir de ce grand type un peu gauche mais qui se mettait devant des toros que beaucoup refusent afin de maintenir vivant son rêve, son ilusion d’être torero. Mon opinion de mai m’est alors un peu revenue dans la gueule. Puis j’ai pensé que dans les programmes de vacances taurines fantômes que j’échafaude tout au long d’une temporada, j’avais repéré cette course de Santa Coloma et avais vaguement pensé à coupler un encierro matinal avec un crochet par Teruel sans trop me soucier des trois lignes annonçant les hommes au cartel.
J’ai pensé à cette corrida de Madrid comme s’en donnent des dizaines et à l’ingratitude d’une profession qui exige beaucoup et donne si peu, à tous ces gars qui débarquent à Las Ventas après tant d’efforts et de sacrifices et jouent leur intégrité physique à pile ou face dans la limite de leurs recours techniques et l’espoir de se faire une place ou plus modestement, de continuer à se gagner le cachet et ne pas ranger pour de bon l’habit de lumières. J’ai pensé à ces toreros qui se coltinent les courses toristas avec au mieux 10 paseos dans l’année et dont les noms au cartel nous font soupirer à l’heure de choisir la tranche de San Isidro que l’on va s’offrir ainsi qu’aux frissons désagréables que nous causèrent les limites techniques de quelques toreros modestes : Venegas avec les Cuadri, Saleri avec le Fuente Ymbro du solo de Perera, Israel Lancho…
J’ai pensé aux jeunes apprentis avalant kilomètres, couleuvres, poussière et douleurs pour quelques miettes de vache épuisée ou avisée, que ces hommes-là furent avant de parvenir au statut mythique de Matador de Toros. « Matador de toros » : effroyable enseigne en lettres d’or et pour beaucoup, authentique chemin de croix dans le sable d’un désert balayé par le vent de l’anonymat.

A la vue de ce corps déjà inerte encadré par deux matadores impuissants venus au quite, image terrible et singulière qui ne ressemble pas à celles des cogidas auxquelles on survit, m’est parvenue cette rumeur, cet « air de voix secrètes criant à des toros célestes, gardiens d’une brume pâle » auquel se joindraient bientôt les voix des toreros, des aficionados et probablement l’immense tristesse de cette dame de Sepulveda.

Je joins humblement à ce chant funèbre ma voix de rimeur paresseux et tire mon chapeau à l’immense aficion et à l’abnégation qu’il fallut à cet homme comme à ses compagnons pour devenir et ser torero. Torero à jamais.

  1. Deloye Répondre
    Respect.

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