Épisode XXVIII : Silva Herculano (Pinto Barreiros ligne Cabral Ascensão et Parladé) – Herdade dos Valhascos, Amareleja.
Au réveil, le silence avait décidé de s’incruster. Le petit déjeuner fut pris à la même table, mais chacun de son côté. Les mots étaient rares, les mines lasses, les blagues mollasses. Il n’y avait guère que le serveur, la petite cinquantaine, rond, qui, dans un français dont il semblait vouloir étaler la maîtrise à ses hôtes, ne cessait de jacasser malgré l’absence de réaction de notre côté. Non que nous nous soyions montrés impolis mais ce n’était tout simplement pas l’heure. Lui en avait décidé autrement et quand il apprit que notre présence ici était le fait de notre afición aux toros et au campo, le robinet de ses commentaires s’approcha du débit amazonien. Il aimait les toros lui aussi ! Et attention ! Il connaissait toutes les ganaderías alentours. Il était invité partout ! Les toros ils les aimait comme ci mais aussi comme ça et je me disais par-devers moi que le café con leche je l’aimais taiseux et contemplatif, même de rien, même d’une miette de croissant tombée là, même d’un sachet de sucre déchiré, même d’une minuscule fenêtre derrière laquelle un moineau se cachait des prédateurs dans une attitude des plus désinvoltes. Mais c’était foutu, il était lancé et j’admirais la bienséance, la courtoisie, l’aménité, je ne sais pas quel mot est le plus approprié, de mes camarades souriants et réceptifs.
Je portais en moi le ressenti troublant d’être en vadrouille depuis quinze jours. Essayant de rester sourd à ce verbiage trop matinal, confiné en moi-même, je tentais de dresser la liste des jours passés et n’en comptais que deux. Deux ! Il y a quelques années, cette sensation m’avait déjà saisi à la fin d’un séjour à Venise. Une sensation paradoxale de densité et d’élongation du temps, le tout simultané. Comme un sac de billes minuscule mais dans lequel on pourrait plonger la main entière, comme par magie, pour chercher une bille spécifique que l’on ne trouverait qu’au prix de grands efforts. Deux jours ! Deux jours et tant de toros vus, tant de rencontres, tant de lieux dont les noms caressent l’oreille, tant de mots, tant d’attente. Deux jours. Lorsque le moineau a décollé pour une raison qui ne regarde que lui, mon esprit a dû se concentrer du mieux qu’il pouvait pour se rappeler ce que nous avions fait le premier matin du premier jour. J’ai revu le soleil levant sur les prés de Pedro Martín, j’ai entendu les mille piaillements de la vie qui reprend, les cris, aussi, de la nature brute, le monde au premier matin du premier jour. Il continuait de s’étaler verbalement, il était torista mais quand même il fallait pas exagérer et moi j’avais envie d’exagérer. J’ai fixé le fauteuil vert anis (tendance) pour reprendre la route du premier matin du premier jour. D’Alconchel, le Portugal te nargue. Il faut faire un détour pour contourner les flaques immenses d’Alqueva et se rendre à Amareleja. Amareleja, c’était là. Le premier matin du premier jour. Silva Herculano. Il ne m’avait fallu que quelques secondes pour m’y rendre de nouveau, deux jours plus tard. L’impression que c’était il y a un mois, que le temps avait été tiré comme la pâte feuilletée d’une tourtière alors qu’en vérité il avait été compressé. Les piaillements quasi bibliques d’il y a deux jours avaient ce matin la voix rauque et forte. Il ne s’arrêtait donc jamais. Faux ! Parfois il se taisait, l’espace de dix secondes, faisait comme s’il s’intéressait à autre chose voire même comme s’il était gêné tout à coup. On se regardait soulagés, il revenait. Je repartais vers ma genèse, je voulais foutre le camp loin de lui et revenir chez Silva Herculano, le premier matin du premier jour.
Au téléphone, quelques semaines auparavant, Enrique Herculano, l’actuel ganadero de l’élevage Silva Herculano, m’avait fait une impression mitigée. Sympathique, je n’en doutais pas mais d’une froideur et d’une retenue qu’un Castillan n’aurait pas reniées. Comme une sècheresse de la langue, les mots semblaient comptés et réduits à l’essentiel nécessaire aux relations en société : oui, non, d’accord, merci. Lorsque nous quittâmes la herdade dos Valhascos, je me promis une nouvelle fois de ne plus me fier à une impression initiale tant Enrique s’était montré cordial, jovial et attentif à nous présenter son élevage du mieux qu’il put sous la lumière guillotine d’une fin de matinée qui s’achevait par la promesse bipartite de nous revoir l’année prochaine autour d’une table et d’un bon vin. Le regard accroché au mur face à moi pour éviter de croiser le sien de peur qu’il ne se répande à nouveau, je revoyais Enrique nous conter l’histoire somme toute récente de sa ganadería. Il s’était posté face au mur blanc d’un hangar, sérieux mais comme intimidé et avait coiffé sa casquette campera. Sa chemise débordait d’un côté. C’est un détail insignifiant mais dans ma volonté totale de surdité ce matin, c’est un détail dont je me souvenais, je m’en étonnais d’ailleurs. Il avait parlé en français pour nous être agréable, ça avait dû lui coûter un mal de tête de catégorie le reste de la journée mais l’attention était la marque, une fois encore, de la distinction de ce jeune ganadero bouffé d’afición et perclus de discrétion. Je suis remonté ranger mes affaires avant tout le monde. Il poursuivait sur sa lancée, il en était à Palha je crois. J’ai vu le moineau sur le balcon. Je suis certain que c’était lui, il m’a fait un clin d’oeil.
à suivre…