Encore des mots. Samedi soir, Luis Francisco Esplá revient tuer deux toros dans les arènes d’Arles au crépuscule de sa sixième décennie d’homme. Le geste devrait rester exceptionnel, il intrigue un peu. Je manque de grands souvenirs avec Esplá, ne fréquentant pas Madrid ni l’Espagne dans ses belles années, je l’ai vu ça et là, surtout en France plaire et déplaire, donner quelques leçons, embobiner des toros, toréer des publics et parfois l’inverse. Esplá était un torero félin, un regard de vieux matou rusé et la faculté de toujours retomber sur ses pattes. Il m’avait surpris à parler de sa fascination pour le « rite » de la tauromachie un soir de conférence parisienne, lui qui promenait dans le ruedo le sourire espiègle d’enfant de choeur content d’avoir sifflé le fond de vin de messe dans la burette. Esplá dédramatisait la corrida dure, expert dans l’art de la pirouette, débordant de facultés de se tirer de situations périlleuses. Puis un jour, on l’a vu mourir : en 2007, à Céret, un toro de Valverde l’a rappelé à sa condition d’homme, c’est à dire de poupée de chiffon et de pantin désarticulé pour qui voltige sur les cornes. Un toro de Curé se souvenant ce jour-là qu’avant le nouveau sacrifice du fils de Dieu fait homme pour le rachat des péchés de ce monde, les Ecritures abondent en anciens témoignages d’un Dieu vengeur et colérique. Et Espla comme rappelé aux implacables règles du jeu.
« Todas las mananas llego a la oficina, me siento, enciendo la lampara, abro el portafolio y antes de comenzar la tarea diaria, escribo una linea en la larga carta donde, desde hace catorce anos, explico minuciosamente las razones de mi suicidio. » (Luis Mateo Diez – La carta – Los males menores, Ed. Alfaguara)
Cet été, après Escribano, Victor Barrio et avant Roca Rey, l’anonyme novillero Pablo Belando a pris un dimanche de juillet à Las Ventas le coup de corne le plus grave de l’année dans ces arènes, selon le chirurgien en chef Maximo Garcia Padros cité par El Pais :
« La corne entre sous le gilet, pénètre la cage thoracique, contusionne le poumon, grâce à Dieu, sans le perforer, allant jusqu’à racler le péricarde. Si au lieu du côté droit, la corne entre par la coté gauche, il le tue sur le coup » Cependant, le médecin signale qu’ils n’ont jamais craint pour sa vie. « Según entró en la enfermería, lo estabilizamos rápidamente. Le abrimos el tórax para quitarle las esquirlas que había debido a la fractura de costillas, le colocamos un tubo de aspiración, un drenaje y lo derivamos al hospital para que estuviera más controlado«
Mon été a été marqué par ces quatre mots et cette formule anodine : « le abrimos el tórax » : on lui a ouvert le thorax, comme le personnage de Luis Mateo Diez un dossier, un mari de vaudeville la porte de la chambre au moment inopportun, tout un chacun un livre dans un train, un magazine dans une salle d’attente, un « grrraaatuit » dans le métro…
Je m’ouvrais de cette terrifiante relation chirurgicale à quelques amis du côté de Parentis parmi lesquels David Duran, le Catalan, (re)bondissant sur mon histoire pour nous livrer à son tour une anecdote : en 2007 à Céret, le chirurgien Jean Pierre Mau lui a raconté quelque chose dans ce goût-là. « Espla est arrivé à l’infirmerie, on l’a déchoqué tout de suite et j’ai mis ma main dans la blessure dans le flanc droit pour sentir l’ampleur des dégâts, les côtes cassées, etc. Et puis la blessure étant tellement profonde, j’ai avancé plus avant la main, je suis arrivé jusqu’au coeur. Je l’ai senti battre, j’ai compris qu’il n’était pas mort. »
En définitive et s’il fallait encore le prouver, Luis Francisco Esplá, torero félin, a du coeur (comme Rodrigue) et du temple – de la trempe – comme la plupart des hommes de sa condition.
Photographie François Bruschet.