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Michel Déon

Trigueros, avril 2015

Notre ami Patrick Aubert nous autorise à reproduire ici son remarquable article publié dans Toros suite à sa rencontre avec Michel Déon il y a quelques années. Nous le remercions pour cette marque de confiance. Les nécros généralistes n’évoqueront probablement pas ce goût pour la tauromachie et pour une péninsule ibérique alors bien différente. Patrick nous précise : « Je lui avais envoyé cet été le numéro de TOROS consacré à la feria de Céret où l’on avait vu une bonne novillada de Vinhas, élévage où il a passé plusieurs hivers dans les sixties. Il m’avait répondu par une carte où il disait que certainement cette course aurait plu à son vieil ami Manuel. »

Michel Déon, « jeune homme vert » de 94 ans, académicien français, Prix Interallié 1970 pour Les Poneys Sauvages, Grand Prix de l’Académie Française 1973 pour Un Taxi Mauve nous a donné rendez-vous sur la terrasse de l’Hôtel Montalembert, à Paris, à deux pas des éditions Gallimard.
Surtout connu pour sa fréquentation de l’Italie, de la Grèce puis de l’Irlande, il a néanmoins aussi longtemps parcouru la péninsule ibérique, en des temps plus anciens mais qui reviennent, frais et vivants, au fil de la conversation. Les yeux de l’écrivain brillent de malice à l’évocation de ces souvenirs et l’on imagine que s’y bousculent des visages oubliés et des émotions évanouies.

« Je suis venu à la tauromachie par curiosité littéraire, grâce à Montherlant et Hemingway. Mes premières courses remontent aux années 49/50. Même s’il fallait un visa pour y entrer, l’Espagne était un paradis. Libéré – à contrecœur – de ce qui m’attachait, à la veille d’un long séjour aux Etats-Unis, j’ai goûté à la Castille et l’Andalousie comme à deux terres qui me réveillèrent d’une trop longue torpeur amoureuse. »

Déon passe tout l’été 1950 en Espagne, de Madrid à Torremolinos, en passant par Tolède et Malaga.
« Madrid était une fête : les soirées au Ritz, les dîners sur la terrasse du Riscal, les sorties en bande vers Villa Rosa. »

« Torremolinos – j’étais venu y passer huit jours, j’y suis resté deux mois – était une grande plage tranquille et nue où se retrouvaient des amis et l’unique auberge ignorait jusqu’au mot touriste. Je logeais dans l’ancienne forteresse de la douane, sur la plage. »

Il assiste, en barrera, à une novillada de Miura à Malaga, un mano a mano Aparicio – Litri (c’est leur grande année de novilleros). Vient alors se placer à côté de lui :
« une créature de Dieu à la peau d’ambre clair. (…) chaque fois qu’elle s’évente c’est un bonheur. Le port de tête est souverain (…). La plus belle et la plus noble fille du monde : Cecilia Albeniz, la petite-fille du compositeur. Un demi-siècle plus tard, elle est encore dans mes yeux : intacte, parfaite en sa grandeur, incarnation de Minerve. Elle n’a pas pris une ride. (Cahier Déon, L’Herne, 2009)

« Pour la petite histoire c’était la tante de Cécilia ex-Sarkozy. »

Cette course sera utilisée dans son roman La Corrida (Plon, 1952), dans le dernier chapitre justifiant le titre d’un roman qui se déroule pour l’essentiel aux Etats-Unis. La plaza est « un cœur pléthorique aux battements monstrueux qui, en une demi-heure, se gonflerait d’un peuple bigarré, déjà ivre d’anis. (…) De gradin en gradin, jusqu’à la limite du soleil, les robes blanches, rouges et jaunes, comme autant de perruches, agitaient l’éventail, transformant l’arène en une immense volière de papillons (…). » Un novillo saute la barrière, s’engouffre par une porte restée ouverte et arrive sur les tendidos. Le héros du roman n’a pas le temps de sauter en piste et se fait encorner.
« Gauthier tenait son ventre à deux mains. Une curieuse nausée manquait dans sa gorge. L’arène se voila d’une brume. Il se laissa tomber sur la pierre. »

Michel Déon retourne en Espagne en 1951, notamment à Pampelune : « C’était une belle fête païenne, joyeuse et sanglante, ivre d’un épais vin rouge. Les étrangers en ces années-là étaient encore rares. »
Il va surtout découvrir Barcelone car il rend visite régulièrement à Dali à Port Lligat pour lequel il adapte en français son livre La Vie secrète de Salvador Dali (La Table Ronde, 1952). « Je ne me souviens pas d’avoir parlé toros avec Dali mais j’ai profité de mes séjours pour aller aux courses à Barcelone. Barcelone, c’est un concentré de Méditerranée ; j’ai aimé son port, son Barrio Chino, inventé par un Fellini catalan, dîner au Tibidabo en regardant la mer, ou au restaurant « Los Caracoles »…C’est une ville où je n’ai jamais pu me décider à me coucher ! »
Car « après ce moment de tension qu’est la corrida, la fête est indispensable ! ».
« Jamais Barcelone ne me lassera et j’ai beau feindre de ne plus y penser, rien que son nom me rend son odeur de friture et d’œillet, le cri de ses marchandes de poissons, de ses aveugles, les prières de ses Gitanes qui serrent contre leur sein un enfant aux yeux pourris de mouches, ses belles putains que l’on sort de leurs maisons pour les inviter à dîner, à danser, à écouter les andalous du Barrio Chino, et que l’on ramène à la porte du bordel le matin bien trop las pour leur proposer le septième ciel. Je n’y retournerai qu’avec crainte. Les souvenirs sont là, au coin des rues.» (Tout l’Amour du Monde , Plon, 1960).

Et Séville ? « Un jour, Alfred Fabre-Luce nous convia, toute une bande d’amis, à Séville, pour la Feria. Il avait affrété un avion pour nous !… J’y ai appris à aimer le flamenco aux petites heures du jour à Triana. C’est beaucoup par lui que l’Espagne m’est entrée dans la peau. »

C’est à cette période qu’il rencontre Claude Popelin : « A l’ occasion d’une signature à la Librairie Plon, il est venu me voir pour me parler de mon dernier livre. Ce fut le début d’une longue amitié. J’allais voir des corridas avec lui à Madrid. « Le taureau et son combat » est un livre qui ne m’a jamais quitté. »
C’est lui qui présentera Popelin à Manuel Vinhas, comme il le raconte dans « Mes Arches de Noé » (La Table Ronde, 1978) où, lors d’un dîner, en 1959, l’éleveur confiait :
« Sur les taureaux, il n’y a qu’un livre important : celui d’un Français, Claude Popelin. Si je pouvais connaître l’auteur, je l’inviterais à Zambujal pour voir mon élevage.
Et Chantal (NDLR : la femme de MD) qui s’écriait : Mais c’est un ami de Michel !»
« J’ai bien connu aussi Auguste Lafront. J’ai eu des discussions passionnantes avec lui, il parlait de la tauromachie d’une manière très exacte. »

« De cette époque, je retiens surtout le souvenir de la jeunesse, du voyage, de la décision inopinée de sauter dans sa voiture pour aller voir une course à des centaines kilomètres… Je ne me suis jamais ennuyé en Espagne…J’ai aussi passé des moments merveilleux à Medinaceli, à Grenade, à Alcala de Henares, à Saragosse et aux Baléares (au sujet desquelles il écrira un album pour les Guides Bleus, Hachette, 1958)… Toutes les ferias étaient différentes, avec leur public attiré par la beauté ou la sauvagerie. Il est beau qu’un pays sache vous communiquer, tour à tour, sa frénésie et son recueillement… J’étais ébloui par la dextérité avec laquelle les espagnoles maniaient leur éventail aux arènes… L’éventail, c’est le battement de paupière de l’Espagne… En France, j’allais voir des corridas à Bordeaux et à Toulouse, avec Kléber Haedens. »
Ses toreros préférés ? « Que du très classique : Ordoñez, Dominguin, Puerta, El Viti, Paco Camino… Mais aussi Conchita Cintron, une reine … »

« La corrida, cette violente beauté, doit respecter un équilibre du danger entre l’homme et l’animal. La corrida à pied sans mise à mort est une déviation du goût et il me semble que le public y prend un plaisir bâtard. »
Des années plus tard, dans un ouvrage collectif qu’il dirige, Visitez l’Espagne avec… (Plon, 1968), il n’oubliera pas la tauromachie : « Aucun portrait de l’Espagne ne serait complet si l’on omettait de parler de la corrida, spectacle traditionnel d’une beauté magique. (…) La corrida est une science qui a son code et un art qui a ses secrets. » Il y présente des textes de Mérimée, Gautier, Barrès, Le Play, P.L.Imbert et Popelin.

En 1959, Michel Déon découvre le Portugal, « sur la foi de quelques lignes de Chardonne », et s’y installe pour six mois : « Rien à voir avec le désert espagnol. C’est au contraire le jardin de la péninsule. »
Il y rencontre Manuel Vinhas (cf. TOROS n° 1723), issu d’une grande famille portugaise, brasseur, éleveur de toros, propriétaire de plusieurs milliers d’hectares à Aguas de Moura, la « Herdade de Zambujal », près de Sétubal, qui deviendra un grand ami : « Il viendra me voir en Grèce et en Irlande. Je lui ai dédié Un taxi mauve ».

Déon se passionne rapidement pour la course portugaise : « Nous avons connu un ancien rejoneador José Rosa Rodriguès, retiré très jeune de l’arène par amour de l’art pur, nous avons suivi David Telles, Simao da Vega et pu assister aux derniers feux de Joao Nuncio. »
« Nous courrions les places presque partout chaque jour, à Santarem, à Vila Franca de Xira, à Sétubal et jusque dans les petites villes qui n’attiraient que les paysans des environs.”
« Nous nous étions faits des amis parmi les forcados dont je respectais infiniment le courage mais dont l’intervention me semblait ridiculiser le toro. »
« Il me semblait cueillir là une autre image de ce pays que j’avais d’abord appris à aimer pour sa douceur pathétique et sa mélancolie : une image forte et brutale qui répondait à un passé d’aventure et d’héroïsme, une image qui rappelait la passion du Portugal pour l’aventure individuelle et son respect de l’amour de l’art aussi bien sur mer que sur terre et à cheval. » (Mes Arches de Noé , La Table Ronde, 1978)
« On peut dire que la corrida portugaise avec ses subtilités et ses élégances suivies de l’épreuve de force des forcados, traduit très exactement le caractère en partie double d’un peuple au naturel doux et aux réveils brutaux. »(Le Portugal que j’aime, Sun, 1964)
Passionné par cet art nouveau, il tente d’expliquer à Kléber Haedens, sur le sable d’une plage de l’île d’Oléron, le principe de la corrida portugaise. « Il reste méfiant. La minute de vérité manquait (…) et le coup de force des forcados lui parut une insulte au taureau. »

Déon revient en 1961 en compagnie d’Antoine Blondin, à nouveau chez Manuel Vinhas puis à Sintra.
En évoquant Blondin, on pense à son « Autoromachie « (cf.TOROS n° : 1849) : « J’ai, malheureusement, été souvent spectateur de ses « corridas » nocturnes et toujours étonné qu’il ne se fasse pas casser la figure par les conducteurs ! Un soir, place Pereire à Paris, quasiment couché sur une voiture, il m’a causé une peur terrible. »

Il passe l’hiver 1963 à Zambujal où il découvre la vie au campo, à cheval, et les tentaderos :
« Au hasard d’un monticule, nous découvrons le troupeau de soixante-dix taureaux noirs et roux auxquels sont mêlés deux énormes bœufs tachetés et emboulés, une cloche au cou. La première bête nous voit et s’arrête de brouter pour dresser la tête et nous fixer des yeux, puis tous les autres nous regardent, immobiles, longuement. Cent quarante-quatre cornes se pointent vers nous, armes terribles, effilées et doucement recourbées. Nous ne bougeons plus, le cœur un peu battant, et le troupeau baisse la tête pour brouter de nouveau (…)
(…) les taureaux mugissent tristement au bord du rio, le mufle barbouillé de paille et d’herbe, un pique-bœuf en équilibre entre leurs cornes (…)
(…) assis sur les gradins de la petite arène de Zambujal, nous les observions face à la pique du picador. Les plus braves allaient jusqu’à six ou sept piques. A la place d’honneur, un gros homme en costume de propriétaire alentejan notait froidement sur un carnet le nombre de piques, commandait d’une voix basse les péons qui plaçaient la vache en face du cheval. Une grande science l’habitait et cet homme, vivant et jovial, ne se permettait pas un sourire ou un mot plus haut que l’autre pendant ces deux heures d’examen. Après les piques, on livrait les vaches aux jeunes garçons de cuir, venus de Lisbonne, pour s’exercer, rapides, vifs, brillants, devant l’animal qui retrouvait une seconde fureur. Les jeux tauromachiques ont toujours un air de fête, même dans ces réunions privées, peut-être à cause des couleurs qui trompent la mort : le jaune du sable, le blanc des murs et le rouge des barreras (…). » (Je me suis beaucoup promené, La Table Ronde, 1995).
« Avez-vous profité de cette occasion pour toréer vous-même ?
– Oh non, jamais ! Mais ma femme Chantal oui, à cheval. »

Il y passera encore l’hiver 1968/1969 pour travailler ses Poneys Sauvages au milieu de « 8000 ha de chênes-liège ».
« Le matin nous allions nous promener à cheval jusqu’au rio Sado et revenions à travers les pacages surveillés par les campinos à cheval aussi, en veste courte, chaussettes blanches, coiffés du traditionnel bonnet de laine, la pique à la main. Voilà ce qui existait encore, plus pour très longtemps. » (Préface aux Œuvres, Quarto, Gallimard, 2006).

En effet vient la Révolution des Œillets en 1974 : «pendant la révolution, Manuel Vinhas se fait cracher dessus par ses ouvriers devant son usine ; les mêmes qui, plus tard attendront sa dépouille de retour du Brésil pour la couvrir de fleurs… La révolution obligea Manuel à s’exiler. Il est venu un moment à Paris puis, chez moi, en Irlande après avoir traversé le Minho à la nage, quelques bijoux de sa femme dans un sac sur sa tête! Un moral de fer !…Quelques années après la mort de Manuel au Brésil, le calme revenu, nous sommes retournés au Portugal, ma femme pour chasser à courre, moi pour entrer à l’Académie des Sciences et des Lettres du Portugal, mais la magie n’y était plus… »

La nuit tombe. J’esquisse une question sur l’avenir de la corrida mais n’insiste pas devant un silence entendu, je connais trop sa devise favorite (« Les carottes sont cuites « )…Il préférera terminer, avec des yeux toujours plus brillants, sur « ces images d’une Espagne qui s’éloigne, mais qui fut un instant de bonheur qui ne s’est pas effacé. »

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