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Ni temeré a las fieras

fb_claireBuscando mis amores
iré por esos montes y riberas;
no cogeré las flores,
ni temeré a las fieras,
y pasaré los fuertes y fronteras.

St Jean de la Croix, Cantico

Pour paradoxal que cela paraisse, la mort du torero s’avère inconcevable pour l’aficionado. Paradoxal car la mort est l’argument principal de la lidia bien entendu. Inconcevable de circonstance : la mort semble toujours frapper par accident en tauromachie et ce n’est pas là la moindre de ses cruautés. Il est probable qu’Ivan Fandiño s’était au cours de sa carrière habillé avec l’idée de s’y confronter bien plus présente qu’en sa chambre d’hôtel ce funeste samedi de juin. Torero furieux habité par la tragédie latente, Fandiño savait que le torero comme tout être humain « ne sait ni le jour ni l’heure » aussi bien que dans l’arène aussi « l’on meurt de hasard en allongeant le pas ».
Dans ce grand jeu de « recortes y galleos », la mort se plaît à rappeler qu’elle seule dicte les règles , mène le jeu et maîtrise mieux que quiconque la feinte et l’évitement. Elle saisit les coureurs d’encierros de San Fermin au détour d’une barrière de la Telefonica, au hasard d’un hochement de tête devant la Mairie, méprise les déshabillements spectaculaires, les cornadas prolongées, les acharnements sauvages, feinte même les caméras de télévision. Nous la vîmes dédaigner Esplà à Céret tout comme Israel Lancho à Madrid. La mort ne paie pas de mine, à Teruel, à Aire sur l’Adour comme avant à Colmenar ou Pozoblanco.
L’héroïsme du torero ne fait que culminer -si l’on peut dire étant donné les altitudes vertigineuses- dans les estocades sans muleta, les bernardinas millimétrées à mille lieues des barrières, les quites désintéressés au centre de la piste. L’héroïsme réside avant tout dans l’aguante du danger sourd, invisible, sournois, constant. Effroyable servitude.
La mort du torero est inconcevable à l’aficionado car elle ne survient jamais lorsque celui-ci lui offre sa poitrine, jouant ostensiblement aux dés sa peau pour un triomphe. Au contraire, elle punit les impudents en venant les cueillir quand personne ne l’a sonnée, au détour d’une accalmie, dans la pratique du quotidien. Accidentelle, elle nous parait révoltante.

Inconcevable par essence, la mort du torero ne répond à aucune pulsion morbide de l’aficionado. Elle n’est pas obscène car partie intégrante du combat qui se joue dans le ruedo, admettons qu’elle le devient lorsqu’elle est offerte en pâture à un public non concerné. Les propositions étymologiques du terme « obscène » diffèrent, à un sens théâtral (devant la scène, c’est-à-dire qui ne devrait pas être montré), répond un sens plus littéral (de mauvais augure). A voir l’événement balloté sur les réseaux sociaux dans un abject ping-pong de réjouissance vindicative et d’indignation opportuniste, avouons que la division d’opinions suscitée semble réellement de mauvais augure, pour attendue qu’elle fût, pour le sens que notre société donne encore au mot dignité. Les « tricoteuses » sont toujours à l’affût, « en ligne ».

Inconcevable enfin, car imaginer Fandiño sentant son corps l’abandonner sur le chemin de l’infirmerie fait monter un sentiment trop effrayant.

Il n’est pas de figura del toreo au firmament dénuée de mérite, en dépit des coups tordus et des arrangements, des tricheries et des mises en scène, des héritages et des réseaux, il leur faut toujours se mettre devant un toro et « pouvoir » d’une façon ou d’une autre. Fandiño, torero furieux donc, orgueilleux jusqu’à l’excès, sans concession voulait sa place au Panthéon. Son brindis au père de Barrio l’an dernier disait tout de son ambition : « Ahora esta en la gloria donde la mayoria de los mortales piensan estar y jamas estaran ». Ambition trahie de longue date par son regard implacable, ses mâchoires serrées, sa posture dans le tunnel et en piste : articulations verrouillées, pieds chevillés au sol : aqui estoy. Venu de nulle part, le Basque avait eu l’audace de faire son chemin à l’ancienne : capeas, rares opportunités à quitte ou double, pas à pas et par Madrid. A l’heure où les figures verrouillaient les affiches, boycottaient Seville, évitaient ou minimisaient Madrid, érigeaient l’entre-soi en dogme et semblaient avoir oublié jusqu’au sens du terme « competencia » (sans parler des classiques choix de ganaderias commerciales), Ivan Fandiño s’envoyait tout le zoo des encastes en voie d’ostracisme dans les grandes arènes bien décidé à forcer le destin. Forcer le destin c’était pénétrer les armes à la main au firmament de la tauromachie, en avançant la jambe, donnant la distance aux toros et entrant droit à la mort. La vérité du toreo en étendard et la fémorale en première ligne. Les larbins du taurinisme ambiant le dédaignaient volontiers, crachant du bout des lèvres à qui voulait l’entendre qu’il avait touché son plafond. En 2013, il fut le pivot de la feria d’automne, toréant deux des trois corridas à las Ventas et coupant une oreille le vendredi, éclipsée par la grande faena du Cid à un toro de Victoriano del Rio. Le 13 mai 2014, il fit enfin sauter le verrou de la Grande Porte madrilène au prix d’une fameuse estocade sans muleta. Toréant désormais toutes les ferias, Fandiño joua le tout pour le tout en ouverture de temporada 2015 avec un seul contre six à Las Ventas pour le dimanche des Rameaux, «décidé à se tailler un chemin jusqu’au sommet par la voie difficile, la « face nord », à coups de corridas difficiles, de rendez-vous réguliers à Madrid et de gestes de toreros là où tant d’autres se payent de mots à grand renfort de communication et de marketing » comme nous l’écrivions alors. Partido de Resina, Adolfo Martin, Cebada Gago, Jose Escolar, Victorino Martin, Palha étaient les élevages annoncés. Las, la corrida fut un désastre, conscient que le mundillo l’attendait au coin du bois et de l’échec, le torero basque mit longtemps à digérer la déconvenue.

La tauromachie se prête à toutes les métaphores et les discussions. Le toreo est un art, une histoire où se télescopent une myriade de points de vues et s’étend un océans de nuances : jamais emprunt ne fut mieux employé que celui de Bergamin à Saint Jean de la Croix « la musica callada y la soledad sonora ». La tauromachie est inaccessible aux questions fermées, aux esprits manichéens, aux dogmatismes qui rassurent les paresseux du bulbe. En traiter se heurte vite à l’insuffisance et aux limites des mots. Elle n’a rien à voir avec le pour ou contre, le noir ou blanc, le 0 et le 1. La seule dichotomie qu’elle tolère est universelle et lui est essentielle : elle traite de la vie et de la mort. Pour inconcevable que nous soit celle d’Ivan Fandiño.

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