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Ardoise sur les pavés

pamplonasf2017On en trouvait un dans tous les villages, autrefois. C’était le pec du bled qui faisait partie du décorum rural au même titre que le champ de maïs l’été, les quinze blondes d’Aquitaine, le clapier à lapins, les cacas de poule ou le vieux tracteur rouillé qui pétait toujours au premier coup. On disait aux enfants : il est pec et les enfants en avaient peur mais en riaient. C’était le pec et point et personne ne s’encombrait pour creuser et connaître le pourquoi de la péquitude du diable : débilité mentale ? Maladie cérébrale ? Contamination radioactive ? Va savoir.
Tous les matins à Pamplona, avant que ne soient lâchés les toros depuis le corral de la Rochapea, la concentration des coureurs et la connerie des autres présents sur l’asphalte de Santo Domingo sont remuées par le passage un rien surréaliste du pec du bled. Avec force gestes obscènes entre deux serrages de paluches, le bonhomme distribue son chapelet matinal de mots et d’invectives à qui veut bien lever la tête. Sourd, muet, perdu en lui-même et coureur d’encierro. Les habitués le connaissent et sourient à son passage devenu rituel donc essentiel.
Plus haut dans la rue, on dira vers Mercaderes ou Estafeta, court son frère qui s’appelle José. On nous a dit qu’ils étaient frères, peut-être parce que José est sourd et muet lui aussi. Un vrai muet lui, d’où ne sort rien de guttural hormis une sarabande de gestes difficiles à décrypter mais qui tous composent des phrases dont le sujet est une constante : le toro et l’encierro. À la différence de son frère, José a les idées très claires.
José a couru des années durant aux côtés de Julen Madina dans la partie finale de la calle Estafeta. Les centaines de photos — certaines remontent aux années 1970 — qu’il exhibe sur son smartphone en témoignent autant que le trouble de son regard à la simple évocation de son pote décédé. Madina était la star, José l’inconnu, le muet de l’autre côté du toro. Mais les choses ne sont pas aussi simples qu’elles n’y paraissent. Bon bougre et bon coureur, José est connu pour avoir sauvé un paquet de vies sur le recorrido pamplonais. Des vies de copains du coin mais aussi et surtout des vies américaines ou anglo-saxonnes. Elles ont toutes le même prix le matin à 8 heures.
Il y a quelques années, le village navarrais de Falces d’où sont originaires ces frères silencieux, a connu un important incendie que les pompiers ont maîtrisé sans pour autant réussir à sauver la maison excentrée de José. Mais les flammes n’emportèrent pas tout et encore moins le stock un rien illégal de végétaux dispendieux de bonne humeur. Un an de tôle, un peu plus d’enfermement, les emmerdes quoi.
Claquemuré, José n’a jamais cessé d’écrire de ses mains folles ses phrases longues sur l’encierro et sur les toros. Alors, au sortir du mitard, les amis le retrouvèrent calle Estafeta, comme chaque année, oui, mais à l’hôtel ! À l’hôtel de Pamplona, lui qui un an auparavant n’avait pas un kopeck et peut-être moins.
José, maintenant habillé avec soin et avec goût, avait dû s’expliquer. Il était toujours sourd et il était toujours muet mais il avait du flouse. Adossé au comptoir, peu dérangé par les rythmes répétitifs et lascifs des musiques latinos, José avait raconté. Apprenant son emprisonnement, certains coureurs anglo-saxons qui lui devaient la vie ou du moins le fait d’être sortis physiquement intègres de l’encierro, lui avaient envoyé de l’argent pour l’aider. Au final, mais tout le monde s’en était rendu compte, l’ardoise était un tableau noir.

¡ Viva San Fermín !

Photographie : Pamplona 2017 @ Isabelle Larrieu

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