logo

On ne naît pas ganadero…


Ganadería Veiga Teixeira (Pinto Barreiros par Oliveira Irmãos). Herdade Pedrogão, Lavre (Alentejo).


On ne naît pas ganadero, on le devient. Sans conteste, le « titre » peut s‘acheter comme il en allait autrefois des charges courtisanes. La réussite n’est pas interdite à quelques-uns de ces parvenus millionnaires et Baltasar Ibán, Dolores Aguirre Ybarra ou Ricardo Gallardo en sont des preuves car les exceptions confirment les règles.
Devenir ganadero s’apprend. Comme tout apprentissage, une vie ne suffit pas à prendre la mesure de toute la vanité d’une telle entreprise. Alors, naître les pieds dans la bouse de vache brave – y marcher du pied gauche de préférence – n’est pas le moindre des luxes pour le futur éleveur dont le devenir s’édifiera sur ces immuables indispensables que sont l’observation des anciens, l’écoute attentive des mille secrets d’une ganadería, le remplissage quotidien d’un disque dur cérébral dans lequel débattent, chaque aube et chaque nuit, les fantômes du passé, les spectres tutélaires de la tradition familiale et où sont gravés les milliers d’instants passés au milieu du bétail qui transforment un savoir du réel en sagesse de saisir, à la fin, toute la fragilité d’une œuvre parfois centenaire.
À ce sujet, António Francisco da Veiga Teixeira reconnaît l’importance du legs paternel. «Depuis tout petit, j’aimais me lever à cinq heures du matin pour les travaux du campo. J’ai beaucoup travaillé aux côtés de mon père et c’est de lui que j’ai tout appris sur le campo et la ganadería. Nous nous entendions superbement lui et moi. {…} Aux alentours de 40 ans, il me chargea de mener la ganadería tout seul mais cela n’entraîna pas de changement fondamental car nous avions la même vision des choses sur la ligne à suivre à ceci près qu’il était plus torerista que moi»*.

L’arbre généalogique de la famille d’António Francisco Malta da Veiga Teixeira donne le tournis au premier coup d’œil. Non pour la complexité des patronymes portugais pour lesquels les règles de bienséance placent la mère en première ligne, non plus pour la pratique aristocratique des mariages issus de germain – deux de ses arrière-grand-mères, l’une paternelle, l’autre maternelle, étaient sœurs ! – mais bien par le nombre de ganaderos qu’ont pu compter les branches Veiga, Teixeira ou Malta. Chaque aube et chaque nuit, il ne doit pas faire bon être dans la tête d’António Veiga Teixeira.
Au jeu de sept familles nul doute que la sienne connaîtrait un franc succès. À l’heure où pullulent les machins hors-sol, la ganadería de Veiga Teixeira serait à concevoir, plutôt, comme la sédimentation familiale et multilatérale de décennies consacrées à l’élevage de bravos. De quelque côté que l’on observe l’ascendance de l’actuel ganadero, il est impossible de ne pas trouver un éleveur dans les deux voire trois générations le précédant. Par le père, par la mère, par les grands-pères, grands-oncles, les arrières quelque chose et autres aïeux. Les actuels Oliveira Irmãos lui viennent de son père, António José da Veiga Teixeira (décédé en 2007), héritier de son propre père, António Feliciano Branco Teixeira qui faisait pousser, lui, de fortes bêtes dont le sang ressemblait à un jus multivitaminé confus et costaud au goût marqué par la vieille caste portugaise. La quinta ou herdade Pedrogão (Lavre), épicentre de ce torrent de caste, fut livré à la famille par la femme d’António Feliciano, Maria Emília Margarida Dionísio da Veiga, fille du farfelu et génial Simão da Veiga (1878-1963) — après l’assassinat du roi Carlos I en 1908 et l’instauration d’une république en 1910, Simão Luis da Veiga préféra s’évader vers des horizons plus bienveillants que ceux que lui promettaient les mouvements anarchistes de l’époque. Il passa par Biarritz puis s’en fut à Paris parfaire la technique picturale de son style naturaliste. Il semblerait qu’il ait également participé en France à des numéros de cirque. Revenu au pays, il passa la fin de sa vie à Pedrogão où il dessinait sans cesse quémandant aux uns et aux autres une pièce pour ses oeuvres — et demi-soeur (elle était issue du premier mariage du sieur Da Veiga) de Simão da Veiga junior qui fut un des plus célèbres rejoneadores que compta le Portugal au XX° siècle. Tant Simão da Veiga père que son fils furent des éleveurs de toiros dont on retrouve le fer (un V surmonté d’une croix) sur la façade principale du QG familial.
Par les Malta ou plutôt les Veiga Malta, donc par sa mère, António Francisco ne manque pas non plus de références ganaderas. Son grand-père, Francisco Manuel Veiga Malta (1885-1958) était ganadero comme d’ailleurs le frère de celui-ci, João Manuel da Veiga Malta qui transmit à son fils, le forcado Simão Luis Reis da Malta, un élevage qui échoua à l’aube du XXI° siècle entre les mains de Pedro Canas Vigouroux.
Pour rendre ce dédale encore plus complexe, c’est le grand-père paternel d’António Francisco, donc António Feliciano Branco Teixeira, qui acheta l’élevage de son ami Francisco Manuel Veiga Malta (grand-père maternel), élevage qui était en vérité mené par le frère aîné de ce dernier, João Manuel da Veiga Malta. C’est le père de Francisco et João, Francisco Manuel de Brito Malta qui mena la vente pour punir son aîné João d’avoir participé à une rixe familiale. Le cadet des Montaigu — euh des Veiga Malta — s’en alla trouver son ami António Feliciano Branco Teixeira pour conclure le rachat de l’élevage et ainsi soulager la peine de son frère. La discussion dura trois heures, le temps d’un voyage à cheval entre Coruche et la quinta des Malta, ‘Pinçais’, où un herradero avait lieu. Las pour les Veiga Malta, Branco Teixeira refusa ce qui envenima les relations entre les deux maisons. Relations qui ne se détendirent qu’en 1953 lorsque António José da Veiga Teixeira épousa la fille de Francisco Manuel Veiga Malta.

António Francisco, l’actuel ganadero, porte en lui cet héritage auquel s’ajoutent ses propres choix et ses moments de vie, parfois tragiques. Il a connu l’expropriation de la Révolution des oeillets (1974) et surtout la perte de son frère Francisco le 6 novembre 1975 lors d’affrontements qui se sont déroulés à Santarém devant la porte de l’historique « Café Central » entre les défenseurs de l’occupation des terres et les propriétaires de celles-ci. Son frère décéda et son père en fut pour une fémorale tranchée qui faillit lui ôter la vie. Dans un reportage que lui consacra la revue** Toros en mars 1999, Pierre Dupuy évoque ainsi le fier patriarche António José que ses proches surnommaient António Zé : « Pendant les années noires (rouges pour lui) de 1974 à 1976, il a collectionné les ennuis et il reconnaît qu’il n’a pas fait grand chose pour amortir le choc ; il aurait plutôt mis le feu à quelques poudres, le rein bloqué à la verticale, le verbe haut et un brin de provocation. Dramatique conséquence : un fils tué à coups de couteau dans une manif et lui-même au bord du gouffre, fémorale tranchée et quatre litres de sang transfusés. Il lui reste un fils, quelques filles et des mauvais souvenirs ressassés ».

Ainsi donc, à Pedrogão, on tient des vaches braves depuis plus de cent ans. Dans un cadrage sergileonesque, le chapeau de ala ancha d’António dirige l’exercice complexe de la sélection dans une cadence que lui seul imprime et qui ne souffre pas la contestation. On torée, certes, mais avant tout on mesure la caste et la bravoure. Les six vaches sont issues d’un « semental avec du caractère » avoue-t-il, malicieux. La voix assurée, bienveillante avec tous, il commande le placement, la distance, le tempo adéquat. Sur un écritoire de bois, António remplit d’encre un petit cahier bleu, coffre-fort dans lequel est conservé le secret de la caste fougueuse de ses Oliveira Irmãos. Huit à neuf rencontres pour certaines, des pattes d’acier, des charges exigeantes et pesantes et cette présence brute et sèche que l’on dirait pouvoir toucher du doigt tant elle envahit le moindre recoin du ruedo.
Une seule vivra. La très bonne dernière. Le choix est arrêté et António donne le sentiment de n’avoir pas tergiversé outre mesure. L’apanage de l’expérience et du savoir. Le conseil des fantômes, l’encre familiale.


  • Extrait d’un entretien publié dans la revue Aplausos, n° 2037, 2016.
  • Dupuy (Pierre). Revue Toros, n° 1598, mars 1999.

Photographie : tienta à Pedrogão, mai 2017 @ Yannick Olivier.

Laisser un commentaire

*

captcha *