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Obri(gado) bravo (III)


Épisode III : Condessa de Sobral (encaste Torrestrella) / Herdade dos Montezes, Baleizão (Beja) et Ganadería Sobral (encaste Cebada Gago et Marques de Domecq) / Herdade Barbas de Lebre, Baleizão (Beja).


Manoel déguste son coca-zéro. La température du jour n’a rien de scandaleuse mais la fraîcheur n’est pas désagréable. Autour de lui, autour de nous, les clients du bar nous envisagent sans oser trop en faire. Les regards vont et fuient, ni sympathiques, ni menaçants. Curieux peut-être, va savoir. Personne n’interroge Manoel sur ses fréquentations du jour. Lui reste lui. Accoudé au bar, souriant, il répond à nos questions sans tergiverser, sans essayer de taper en touche. Il zozote son espagnol en le teintant de mots du cru. Les Torrestrella actuels ? Oui bon il les aiment bien. Ils sortent bien vous savez ! Desigual la camada ? Vous trouvez vous ? Boh noooon moi je trouve pas. 

À deux sabots d’eral d’emplâtrer son pick-up dans le tarin de notre routière, Manoel nous laisse là, sur le perron de ce bar/station-service où une partie du village vient tous les jours contempler la route qui trace cent mètres plus bas vers Beja ou Serpa. Vers le monde. Manoel reste à Baleizão. Le monde peut attendre. Que faire de lui quand tu salis chaque jour que dieu fait tes bottes bien cirées dans la poussière de la terre d’Eden ? 

La herdade dos Montezes est une époustouflance. Ça n’existe pas époustouflance ? À Montezes si ! À Montezes la langue n’a que foutre des règles. La langue de Montezes est un écoeurement. On sent son ventre se tordre d’être incapable à jamais, même un jour, d’écrire une ligne comme elle parle. On devient tout petit, tout insignifiant, tout rien. Minuscule néant comme perdu dans les oui de Molly Bloom, sonné par les douze coups de l’horloge, ces douze semonces hitchockiennes pendant lesquelles Julien osera saisir la main de Madame de Rênal, condamné larmoyant, sans talent, exécuté, rampant bien loin de l’amant sublime de Genet. On s’épate d’admirer de si belles choses, on dit « oh c’est trop beau ». Mais beau ne convient pas. Beau est trop court, trop vague. Beau est radin. On est vide. On est rien. Ou pire on est moyen… Une époustouflance…bim bam boom dans ta tronche. Manoel s’en prend plein la gueule depuis trente-cinq ans. C’est le lecteur le plus chanceux du monde. Il s’en fout du monde !

Manoel nous attendrait à 11h30 à Montezes, c’est ce qui avait été convenu. Ou à la station-service. Il viendrait nous y chercher pour nous conduire à la finca car la facilité n’est pas toujours la route la plus aisée pour rallier une finca. Après un dernier coup d’oeil à la camada des futurs novillos, José Antonio Sobral emprunta la piste de terre qui ramenait aux bâtiments de vie de la herdade Barbas de lebre. La surprise fut de taille de constater que le pick-up de la ganadería Condessa de Sobral était garé là, son occupant posté devant, le chapeau de ala ancha à la main, le sourire en coin, la jovialité de sortie. Les deux hommes se saluèrent chaleureusement et se lancèrent dans une discussion qui ne concernait qu’eux. Quelques minutes plus tard, nous débattions du pourquoi de la présence du maioral de la Condessa ici-même alors que le rendez-vous était convenu ailleurs, José Antonio nous présenta Manoel et nous expliqua que le hasard faisait bien les choses. Sur la route qui le conduisait à nous, Manoel s’était arrêté à la finca pour saluer hommes et femmes. Le hasard nous fit donc adopter Manoel dès le premier instant. En le quittant, en l’abandonnant à sa littérature quotidienne, en repensant à ce premier instant où nous l’avions rencontré chez ses anciens patrons, petit homme qui portait chapeau de ala ancha, me vint à l’esprit la célèbre formule consacrée aux rois défunts :  « Le roi est mort, Vive le roi ! ». Car il en était allé ainsi pour la ganadería de la Condessa de Sobral : les propriétaires s’étaient succédés au gré de l’histoire, des héritages, des déchirements familiaux peut-être, le sang des toros avait changé pour laisser le champ libre à des Torrestrella (dont la réputation commence à prendre une certaine ampleur) mais l’unicité et la continuité de l’ensemble avaient tenu bon par la présence de Manoel et de ses hommes. C’était lui le campo, c’était lui la mémoire tout autant que l’avenir du fer.

Il ne suffit pas de prendre la route ou l’avion ou le train. Il ne suffit pas d’écrire un courriel, de passer un coup de téléphone. Un voyage au campo ne se prépare pas. Il se rêve, il s’illusionne, il se palabre, il se discute, il se forge à coup de oui mais non, il s’érige sur des idées abandonnées, sur des envies déçues, il se renforce des insistances, des je veux aller là, tu me les casses, des faudrait qu’on découvre ça, des et pourquoi pas ici ?. Il ne s’agit à la fin que de perdre sa tête dans d’étranges songes desquels s’extirpent toujours d’immenses toros sombres. Tous les jours. On part d’idées inscrites dans des livres, d’entrefilets anodins rencontrés ça et là, relevés, collectionnés. D’un nom qui fait rêver, d’un lieu, d’un souvenir.
On démarre de peu mais cette fois-ci non ! Des années que l’envie était là, que le nom de Sobral toquait à la porte de nos fringales de toros.

Faut aller chez Sobral cette année ! Oui mais c’est loin. Beja c’est bien au sud… C’est pas plus loin que l’Andalousie. Ouais, pas faux. Je regarde si on peut les contacter. Sobral, c’était la base. Condessa de Sobral, la cerise sur la portion de tarte brava. Fallait déjà pas se mélanger les pinceaux. Sobral c’était pas Condessa de Sobral.
Et Passanha Sobral, c’est quoi ? Ben c’est Sobral. C’est Sobral ou Passanha Sobral ? Faudrait savoir. C’est Sobral, c’est pareil. Passanha Sobral c’est le nom complet. En fait, pas vraiment vu l’élasticité des noms portugais mais en gros t’as saisi. C’est quoi le nom complet alors ? T’es chiant.

Le nom complet est un voyage en soi : Passanha Braamcamp Sobral. Il doit en manquer mais l’essentiel est là.  

à suivre…

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