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Obri(gado) bravo VII


Épisode VII : António Silva (encaste Pinto Barreiros / Conde de la Corte /Domecq) / Quinta Torre do ferrador, Biscainho (Coruche).


La station-service Repsol de Biscainho dans le disctrict de Coruche en plein Ribatejo est un lieu fondamental. Eventrée par une départementale tirée au cordeau, la station peut vous vendre carburant, chips (même des Lay’s), M&m’s, petits pains, chewing-gum, journaux locaux, huile de moteur, liquide de refroidissement et même, oui même, de la crème solaire. Il est possible d’y boire un café, un verre de rouge local ou le jus d’orange du matin. D’ici, en faisant abstraction du flot ininterrompu de voitures, l’on frappe à la porte des Veiga Teixeira, Ribeiro Telles et autres António Silva. C’est le coeur ! Et sous le panneau Repsol, ça sent l’asphalte et ça sent l’essence mais on renifle malgré tout la fragrance âcre de ce toro après lequel on court et pour lequel attendre appuyé contre des poubelles obèses s’apparente à la définition du bonheur.

Car le campo est affaire d’attente et de lieux improbables. Les rendez-vous se donnent devant des bars où l’on consommera sur le pouce un café pétrolifère ou au croisement de deux chemins de poussière, « sous le pin », forcément sous le pin. Nos semblables qui pratiquent le tourisme en Ibérie vous balancent la subliiiime majesté de l’Alhambra, le charme vintage de l’Alfama ou la beauté un rien ostentatoire de Séville, quand, malgré la tambouille de vos souvenirs, vous n’avez, pour les épater – car vous voulez les épater -, que noms imprononçables, pistes de bouts du monde, parkings interlopes et station-service fondamentales dans lesquelles vous vous souvenez avoir pissé sous le regard d’annonces fleuries aux remugles d’humanité malade. Attendre, c’est être vivant, où que l’on soit.

Le repas achevé, Sofia devait prendre congé de tous les protagonistes de la tienta matinale. Elle nous demandait de l’attendre, là, un instant. Attendre. Après, c’était convenu, elle nous amènerait voir la camada. Tout le monde se déclara « encantado » de s’être rencontré en cette matinée, chacun reprenait la route avec pour horizon commun la temporada à venir même si les apodos des toreros du jour glanés au détour d’un burladero de la placita de tienta nous assuraient de ne point recroiser leur route au cours de l’été. Même le toreo a son prolétariat, ses humbles pour reprendre la jolie formule de Jacques Durand ; humbles qui, le temps d’une vache toréée dans une ganadería confidentielle, deviennent figuras del toreo, le torse bombé, la voix rauque, maîtresse, la couille fière et bavarde.

Neuf vaches attendaient furax dans un corral de la Torre do Ferrador. Neuf. Pas trois, pas quatre, pas six… neuf ! Certains, au détour d’une expiration de fumée de tabac avouaient ne pas comprendre un tel stakhanovisme. « Chez nous, en Andalousie, ça nous prendrait une journée ! Une moitié le matin, un bon repas et le reste en fin de journée. On prendrait le temps quoi ! Ici ils sont fous, neuf vaches en une matinée… je n’arrive pas à y croire… ». La confidence était faite sur le ton du murmure pour ne pas froisser la jeune ganadera Sofia Lapa concentrée sur ses fiches et sur l’exercice complexe de la sélection ; Sofia, 20 ans, installée au balcon de la placita aux côtés d’un vieux bonhomme aux rides assurées et au regard perçant qui eut pu être son grand-père mais qui ne l’était pas. Zé (contraction du prénom José prononcé Jou-zé) André, puisque c’est ainsi qu’il fut présenté et que le Portugal taurin le connaît, porte une casquette campera blanche qui lui va comme un gant à lui qui, dans son pays, est réputé pour en coiffer une ribambelle d’autres – de casquettes (organisateur de touradas, apoderado…) – dont la moindre n’est pas d’agir en tant que « conseiller technique » sur la sélection de certains élevages comme Vasconcellos, Cunhal Patricio ou, en l’occurrence, António Silva. La mission est floue en ce qui concerne son pouvoir d’influence mais elle semble unique et inhérente à la Lusitanie. Si l’on excepte la puissance décisionnaire d’un Juli dans une usine à excréments bovins comme peut l’être celle de Garcigrande à Salamanque, le statut de conseiller technique en sélection et en menées ganaderas n’existe qu’au Portugal. Comme toute oeuvre de conseil, elle porte en elle le risque d’uniformiser le comportement d’élevages somme toute assez différents comme le monde du vin a pu en être victime avec les goûts imposés – et auxquels beaucoup tentaient de plaire – par deux ou trois critiques stars dont un venu d’outre-Atlantique et buveur de coca jusqu’à l’âge de la majorité. De mots chuintés en phrases plus ou moins comprises, Zé André s’est montré rassurant : il aide et c’est tout. Le choix final demeure l’apanage du ganadero et au détour d’une excellente feijoada, le vieux monsieur ne rechigne à aucune question, brossant par ses mots mâchonnés un tableau du monde ganadero portugais actuel. Le Pinto Barreiros est en recul, l’Oliveira aussi et le Domecq de chez Cuvillo ou Juan Pedro vient de plus en plus balancer ses giclées de semence bien éduquée au tréfonds de quintas ou d’herdades dont certaines exhalent l’odeur du sapin bien plus que celle de l’olive ou du pin maritime. Certaines légendes de la cabaña brava locales ont disparu, encore récemment comme les Infante da Câmara mais l’âge apaise les aigreurs. Philosophe, il poursuit son travail auprès d’élevages qu’il apprécie particulièrement pour leur sang Tamarón. Dans sa bouche, comme dans celle de nombreux éleveurs lusitaniens, le Tamarón ne fait pas dans le détail et se remue le coquillard de la notion de sous-encaste : le Conde de la Corte, l’Atanasio, c’est bonnet blanc et blanc bonnet. C’est Tamarón !

Sofia nous a rejoints. Elle nous regarde. Silencieuse. Dans un quart d’heure, un peu plus domptée en apparence, elle avouera sa grande déception des vaches matinales. Dures et en déficit de ce qui, selon elle et selon Zé André qui porte une affection particulière à la ganaderia de António Silva, est la marque de fabrique de la maison : la bravoure. Elle nous sourit pour nous dire qu’il est l’heure d’y aller puis regarde au loin… puis s’échappe en elle.

à suivre…

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