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Obri(gado) bravo IX


Épisode IX : Infante da Camara (élevage disparu).


Catarina nous avait dit que nous serions désormais toujours les bienvenus. C’était il y a quelques années. Elle avait l’âge de Sofia aujourd’hui. Avant de quitter la quinta où nous avions déjeuner sur le pouce mais tels des rois, le père de Catarina avait insisté : « si vous revenez, vous venez chez nous. On pourra vous loger si vous le voulez… ». La gentillesse et la sincérité n’étaient ni feintes ni de circonstance. Mais nous ne sommes pas revenus parce que la vie nous a conduits ailleurs, parce que le temps a passé. L’annonce de la mort du père de Catarina a remué les souvenirs de cette sympathie immédiate et d’elle, Catarina, qui nous disait l’amour qu’elle portait à sa ganadería et à ses terres sablonneuses et du vieux mayoral et de sa femme timide mais finalement enjouée à l’idée d’être prise en photo dans son intérieur si modeste.

C’est Teresa qui a répondu au mail. Elle aurait été enchantée de nous recevoir mais la ganadería n’existait plus… Rideau sans rappel, direction les loges sans que quiconque ne s’en émeuve alors même que l’époque est à l’incontinence de commentaires et d’opinions. Une des légendes de l’élevage brave portugais avait ainsi disparu sans cérémonie, sans fleurs, sans couronnes, sans larmes. Il n’y aurait plus jamais de ganadería Infante da Camara comme il n’y aura plus jamais de 15 septembre 2018 maintenant que nous sommes le 16. À la lecture des quelques lignes de Teresa, le souvenir du film de Louis Malle « Au revoir les enfants » a eu raison des images de campo des Infante da Camara que le cerveau voulait pourtant contempler à cet instant. Le gamin du film était là, essayant de faire comprendre à son ami l’irrémédiable fuite du temps que l’on voudrait pouvoir toucher pour l’étrangler et l’empêcher d’avancer sans fin et sans cesse. Face au temps, nous ne sommes qu’échec. Après environ cent quarante années d’existence, le nom des Infante da Camara (dans le monde taurin) s’est évaporé aussi imperceptiblement que l’eau à la surface de l’océan, vapeur invisible à l’œil nu.

La grandeur de l’élevage avait vécu bien des décennies plus tôt lorsque deux frères, Emilio (hijo) et José avaient transformé l’héritage paternel en lit de bravoure parladeña via des apports principalement Tamarón. C’est leur grand-père, Emilio (on trouve aussi Emidio) Infante da Camara, né en 1799 et époux d’une certaine Emilia Mac-Mahon Garrido de Cesan, qui plongea la famille dans l’élevage de bétail brave. Il reste peu d’informations sur son cheptel si ce n’est qu’il fut transmis à son fils Emilio Infante da Camara (né en 1853), annoté comme padre par toutes les plumes de l’époque pour le différencier de son fils, un autre Emilio.  Emilio Infante da Camara, padre donc, convola en noces avec Emilia da Mota ce qui lui permit de récupérer le cheptel brave du père de celle-ci, un certain José da Mota Gaspar dont la mémoire a retenu qu’il avait officié comme régisseur des affaires de Rafael José da Cunha, personnage central de l’histoire des premiers ganaderos portugais du début du XIX° siècle duquel il hérita une partie du ganado.

C’est à Vale de Figueira qu’Emilio Infante da Camara (padre) fit de son élevage l’un des plus réputés du Portugal de la fin du XIX° siècle et du début du XX° et c’est dans cette quinta que ses progénitures acquirent l’afición nécessaire à la sauvegarde et à l’enrichissement de ce patrimoine unique. Emilio confia les destinées de ses deux filles à d’autres grands noms de l’aristocratie nationale à laquelle la famille Infante da Camara appartenait depuis au moins le XV° siècle puisque la généalogie atteste qu’un des aïeux n’était autre que Nuno Tristão, navigateur aux ordres du fameux Dom Henrique et dont les chroniques de l’époque font le premier capitaine de marine à avoir déambulé sur le pont d’une caravelle nouvellement créée. Dans les années 1440, avec d’autres, il aurait atteint pour la première fois les côtes de Guinée qui allaient devenir la source quasi éternelle d’où le Portugal étancherait sa soif d’esclaves noirs africains. D’ici naîtrait le commerce triangulaire.

Emilio Infante da Camara maria donc son aînée Maria Emilia à Augusto Francisco de Assis et de cette union naquit Isabel future épouse de José Van-Zeller Pereira Palha. Sa seconde fut donnée et dotée à Norberto de Vasconcellos Mascarenhas Pedroso, ganadero de renom lui aussi dont le bétail de caste portugaise a plus ou moins survécu jusque dans les cercados de la famille des Irmãos Dias. L’entre-soi du gratin fonctionnait à plein de même que la préférence mâle dans les affaires d’héritage. Quand il décède en 1923 à l’hôtel Borges en plein cœur de Lisbonne, Emilio padre laisse son élevage à ses deux fils, Emilio fils (né en 1888) et José (né en 1891). Le bétail qu’ils récupèrent est à l’image de celui de tous les autres ganaderos portugais de ce temps : une partie est composée de bétail de caste portugaise tandis que le reste est de plus en plus conforme au comportement et à la morphologie attendus d’un toro de lidia. Le sang vazqueño introduit dans les années 1830 a essaimé partout dans le dernier quart du XIX° siècle et les Infante da Camara n’ont pas échappé à lamode. En 1902, l’évocation d’une corrida familiale lidiée à Lisbonne fait mention de « quatre de l’ancienne race portugaise destinés au rejon et 6 de la nouvelle caste qu’il est en train d’affiner et dont le semental est un Palha Blanco (Miura/Veragua) […] Ceux de la nouvelle origine étaient de pelages différents : un berrendo en castaño, un autre noir et quatre berrendos« . En 1923, il est louable de penser que le toro d’Infante da Camara ressemblait fort à celui d’un Palha Blanco dont la dominante essentielle était vazqueña voire même veragüeña. Emilio et José se sentirent plus forts à deux mais pour autant pas moins ambitieux. Ils tentent un croisement étrange avec un toro de Saltillo mais la décennie qui s’ouvre annonce plutôt le triomphe d’une autre rame de l’immense Vistahermosa : le Parladé. En 1924, ils achètent une partie du troupeau de Gregorio Campos Varela (origine surtout Jijón) dans le seul objectif d’intégrer la Unión et donc de pouvoir lidier tras-os-montes (Areva, dans son Origenes e historial de las ganaderías bravas, situe cet achat en 1929). Entre 1933 et 1942 (ou 1947), tous les croisements opérés ne sont que de nouvelles injections de sang Parladé dans leur élevage. Il en va ainsi en 1933 de l’achat de la ganadería portugaise de Alves do Rio ainsi que de l’acquisition la même année de vaches auprès de João Assunção Coimbra. Il en est toujours de même lorsque les frères acceptent le cadeau du marquis de Villamarta, cadeau qui n’est autre qu’un semental issu du Conde de la Corte (nommé ‘Mayorquino’). On évoque aussi l’introduction de reproducteurs de Juan Belmonte et Juan Guardiola. L’exhaustivité de tous ces apports n’a de sens, à la fin, que de saisir la ligne directrice du projet de la fratrie : construire un toro moderne avec tout ce qui se faisait de meilleur en ce temps : le Parladé via surtout le Tamarón.

Les historiens ne s’accordent pas sur la date de séparation des deux frères : Carlos Abreu note 1947, Areva 1942. Peu importe. Chacun prend son envol mais c’est José qui conserve le fer et la devise de Varela et, a priori, le bétail le plus parladeño. Et c’est Emilio qui meurt le premier, en 1949, laissant sa part à une veuve et à trois fils qui bientôt feront le sacrifice d’un siècle d’histoire ganadera familiale. Quant à José, à son décès, ses héritiers maintinrent le nom des Infante da Camara sous la bannière des Herdeiros de Dom José Infante da Camara jusqu’à ce que l’évaporation ne soit complète et n’emporte avec elle les dernières gouttes de la saga.

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