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L’extravagante prophétie

J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans.

… et le sentiment d’avoir tant vanté  le toreo d’Urdiales que le vertige de la page blanche le dispute à la terreur du radotage. Une chose est sûre, jamais nous ne l’avions vu passer la Grande Porte Hispano-Mauresque de la rue d’Álcala. À force d’espérer ce moment, l’encre s’est figée et l’espérance devenue réalité a dévasté l’inspiration. Diego Urdiales avait-il lui-même rêvé en vingt ans de détours depuis le Zapato de Oro d’Arnedo en 1998 de franchir la Puerta Grande après avoir fait voler en éclats tous les plafonds où nous avions craint que son toreo fût possiblement opprimé, pour finir par toucher le ciel ? Cela le regarde et mon problème est ailleurs : dans l’indescriptible plénitude où nous a déposés la corrida du 7 octobre, le vocabulaire peine à exprimer, voire évoquer l’ineffable mystère du toreo sin tiempo du Maître d’Arnedo. Urdiales a dit le toreo, pas seulement éternel, ni d’une insigne pureté, mais synthétisé les différents aspects de son art à travers les ans pour interpréter le toreo sublime et infini. Le chœur lui a répondu par la scansion des trois syllabes qui disent tout : TO-RE-RO !

Et nous alors ? Enivrés, embrassés, interloqués et désormais errants à la recherche des derniers arômes, les mains jointes essayant vainement de garder dans nos paumes le nectar ruisselant des souvenirs imparfaits. Ce moment vivra plusieurs décennies, jusqu’à la disparition des derniers témoins de cet après-midi d’automne et que Dieu nous prête vie et la chance d’une mémoire fidèle. Peut-Il lui-même désormais être autre chose qu’aficionado ?

La course s’ouvrit sous le ciel majestueux de l’octobre madrilène : soleil consolant et premiers frissons de l’automne. Ricardo Gallardo avait envoyé un lot sérieux dans son ensemble quoique manquant d’homogénéité et très divers dans les comportements et la caste, offrant à la course une grande variété. Les six toros projetaient de fêter leurs 5 ans au cours de l’automne. ‘Retama’, numero 103 cachait son trapío discret et ses 518 kilos derrière une paire d’aiguilles affilées, manquant de forces il ne fut pas piqué. Urdiales gagna le centre à la véronique puis le conduisit au cheval par chicuelinas marchées légèrement imparfaites de rythme. Chacón parapha un quite par chicuelinas d’une demie à l’ancienne. Peu piqué donc et encasté, ‘Retama’ exigea un début de faena par passes de châtiments en gagnant le tiers où le torero de la Rioja trouva une brise emportant la flanelle légère et sèche. Comme souvent, Diego Urdiales sembla hésiter et tâtonna plusieurs minutes avant d’aller chercher abri au soleil du 5 sans toutefois mettre le toro dans la muleta qu’il changea dans un geste d’agacement. La faena ne prit corps qu’au moment où vint celui de la conclusion mais enfin débarrassé de ses tracas, Urdiales se centra et donna quelques séries marquées de son sceau classique quoique un peu accrochées qui ravirent les gradins alors que sonnait le premier avis. Estocade en place, peut-être un peu tendida et longue d’effet. Oreille pour l’eau à la bouche, les détails dans les remates, les naturelles de face et l’épée.

La grâce du tirage au sort avait permis à Octavio Chacón de se coltiner du Domecq – découvrait-il l’encaste (ceci est une boutade) ? – après s’être bâti un cartel solide ici-même lors de la corrida de Saltillo en juin. La chance, cette garce, décida de le laisser au bord de la route à l’heure du sorteo. ‘Soplon’ (numero 68 et 528 kilos) combinait l’illusion d’une charge lointaine avec des manières assassines, coupant le voyage, se retournant comme un chat, cherchant l’homme quand ‘Informador’ (numéro 130, 574 kilos) affichait une mansedumbre violente qui n’eut pas la décence de continuer à jouer quand le matador sembla enfin le mettre dans sa muleta. Dans cet océan de mauvaises manières battues par les vents contraires, Octavio Chacón trouva le moyen de mener sa barque dominant Charybde, écœurant Scylla et ne pardonna aucun quite aux toros d’Urdiales. Au 2, piqué trois fois difficilement, son début de faena par doblones, allant jusqu’à poser le genou en terre, n’aurait pas dépareillé dans la salle Antonio Bienvenida où étaient exposés de récents tirages de photographies quasi centenaires du photographe Vandel (extraordinaire photo notamment de Belmonte « tordant » un toro). Une précieuse firma notamment. ‘Soplon’ ne pardonna pas le léger défaut de placement au moment de ponctuer cette série liminaire et décida de se mettre en pétard pour de bon. Chacón laissa une impression formidable aux tendidos : citant croisé, toujours soucieux de la qualité et de la vérité de son toreo quand s’abattait l’orage et dominant les flux incessants de frissons, de peur et d’adrénaline qui assaillaient la plage et le béton de Las Ventas. Il fit rouler le toro sur une estocade légèrement tombée mais sincère et engagée pour couper une oreille lourde de respect et de reconnaissance qui semblait la première brique d’une Grande Porte épique. Hélas, cent fois hélas, le terrifiant ‘Informador’ – cette balance ! – promena une mansedumbre méchante mais décastée au troisième tiers. Sa lidia avait commencé par un batacazo de manso, ponctué d’une ruade sur le matador qui, démuni, fut rattrapé dans sa fuite par le monstre qui le souleva quelques horribles secondes, saisissant le chaleco du bout de la corne. À l’heure d’affronter la serge, le toro parut fuir en querencia au toril, pour finir par fuir de nouveau, revenant dans les terrains du 4 et du 5. Chacon tenta malgré tout de le garder dans sa muleta sans y parvenir jamais. ‘Informador’ n’aida pas à l’heure de monter l’épée : pinchazo et entière tombée malgré l’engagement.

David Mora eut la malchance de tomber sur le toro de l’après-midi, peut-être de la temporada pour le troisième tiers : ‘Laminado’ (numéro 184 et 536 kilos) et fracassa dans les grandes largeurs. Charge extraordinaire s’arrachant de loin, rematant deux mètres derrière la muleta, pleine de vibration, d’allégresse et infatigable, ‘Laminado’ était une gravure et partait pied au plancher. Angel Otero salua aux banderilles après deux paires plus spectaculaires que réellement valables (cornes passées), Carretero fut ovationné pour sa lidia au millimètre. Distant, prudent, parallèle, David Mora ne fit pas illusion longtemps au son planant des embestidas de ‘Laminado’ qui faisait l’avion et le public lui passa un réel savon après avoir fait résonner une tonitruante ovation au toro. La discrétion du toro au premier tiers ne justifiait pas la vuelta qui fut cependant demandée.

Diego ? ‘Hurón’ ? Vraiment ? Soit… ‘Hurón’ portait le numero 120 et pesait 589 kilos et loin de la finesse du furet affichait un physique résolument basto et imposant. Urdiales garda sous contrôle sa charge grondante lors de l’accueil par véroniques : ce n’était pas rien mais nous n’avions rien vu encore. Après le brindis, Diego Urdiales entrepris le toro au 6 dans une série initiale pour prendre la mesure. Le torero se centra dès la deuxième, toujours de la droite et aguanta en deux passes d’une longueur extravagante deux embestidas extraordinairement exigeantes. Extravagants ces derechazos ? Allant contre la raison, déviantes par rapport aux normes reçues de la vie sociale, provoquant l’étonnement à cause de l’excès : extravagantes d’aguante, de liaison dans un mouchoir de poche, de placement par rapport au toro sans le recours de la jambe contraire en arrière, les talons ancrés dans le sol, tyranniques de mando, laissant le public stupéfait. Me revint en mémoire une faena du même Urdiales à Seville en 2016 face aux cousins Jandilla où justement, deux ou trois fois il avait rompu sur la deuxième passe de la série et laissé l’avantage au toro qui ne l’avait plus laissé. Diego libéré de l’encombrant adoubement de Curro Romero désormais digéré, extraordinaire de fermeté, déclinant son fameux concept du toreo croisé, centré, la poitrine face au toro et talons dans le sable venait de synthétiser le toreo précieux, pur mais riches de d’élégants détails des dernières années avec le toreo puissant et courageux qui avait notamment forcé le respect de Las Ventas à  l’automne 2009 face à un Victorino assassin. Eurêka ! Extravagant, car en quelques minutes Urdiales a fait s’écrouler comme châteaux de cartes des années de propagande mensongère du mundillo pour justifier le toreo de la vis infinie et de la liaison qui exigerait la jambe en arrière et le placement défectueux. Renversé l’ordre établi, sens dessus-dessous les gradins. Deux séries de la gauche pour expliquer le temple une fois pour toute, conduire le toro et conclure derrière la hanche, pour la gloire du toreo et le Salut du Monde. Une nouvelle série à droite entamée par un trincherazo de gala où, à nouveau, ‘Hurón’ plongea par deux fois dans la muleta comme un avion japonais sur un bateau américain, sans faire tanguer les talons ni vaciller le colosse de la Rioja. D’une exquise torería, les remates par le bas par trincherillas, mépris et signatures en tout genre. L’érudition classique et encyclopédique sans pédanterie aucune, l’interprétation du toreo dépouillé de ses oripeaux, majestueusement paré de l’habit immaculé de la vérité. L’art, la sincérité, la domination, tout Urdiales réuni en quelques mètres carrés et ramassé en d’inoubliables minutes résonnant comme l’accomplissement d’une prophétie longtemps espérée. Ce torero-là fut supérieur encore à celui précieux et émouvant que nous avions vu danser et trébucher parfois sur la ligne de crête de son toreo fragile et cristallin dans les arènes de Vista Alegre quelques semaines auparavant. Urdiales parapha l’ouvrage d’une épée en toute loi, s’engageant comme dans les livres. Est-il concevable que le président ne sortît pas les deux mouchoirs ou fut-ce seulement une façon de « templer » la liesse délirante des gradins ? Extravagante élégance du public aficionado de Madrid à l’heure de distinguer ce moment extraordinaire par la subtile invitation au torero à donner une seconde vuelta, seul en piste.

Il ne fait désormais plus de doute que la mort nous trouvera aficionados, puisse la mémoire de cette tarde défiler devant nos yeux, le moment venu.

Diego Urdiales, To-re-ro !

 

Photographie de la vuelta al ruedo @ Edwige Caussade / Photographie de la Puerta Grande @ Frédéric Bruschet

  1. Anne Marie Répondre
    Alors. Normalement c'est Laurent mon chouchou. Mais là, je dois dire que je craque. Quel texte ! Du pur bonheur. Une merveille. Quelle chance de l'avoir vécu, et merci de nous transmettre tant d'émotion. (Trop belle la Rolex au premier plan....)
  2. Juan Répondre
    Un moment de grâce, hypnotique, auquel j'ai eu le privilège d'assister au milieu d'un Tendido 7 en lévitation... Un instant d'éternité, sur lequel le temps n'aura pas de prise... Merci pour cette magnifique reseña pleine d'émotion et de sincérité. Merci aussi d'avoir rendu hommage au valeureux Octavio Chacón, que l'on espère un jour, en ces mêmes arènes, servi par un meilleur sorteo... Nous pouvons désormais effectivement mourrir en paix...

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