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Obri(gado) bravo XV (fin)

Le train 866437 est à l’heure. Départ 18h45. La nuit est là, l’accompagne la pluie. Une pluie fine et froide, déterminée, qui brouille les lumières des devantures. Les gens rentrent chez eux chargés des achats de noël et des pensées qui viennent la nuit, un dimanche soir de mi-décembre. Le boulot demain, les gosses qui seront heureux le 25 on l’espère, les ennuis, les vieux souvenirs qui surgissent sans prévenir au détour d’une rue quelconque ; on leur sourit à demi en se disant que putain on a vécu tout cela mais c’était il y a si longtemps que le visage de ceux qui s’y trouvent est devenu brouillard ou même nuit.

La tête collée à la vitre embuée me reviennent mes propres fantômes, ces débris de la vie vécue. Ils surgissent sans ordre sans hiérarchie, déconnectés de la logique du temps, indifférents à l’effet qu’ils me font. Parmi eux, des toros et des hommes de toros. Des bribes de discussions, des mots qui remontent à la surface, des moments qui revivent, que j’avais oubliés. C’est le cas de notre dernière rencontre avec António Veiga Teixeira. C’était en mai et comme à son habitude, il nous avait reçus merveilleusement dans le nouveau salon rénové dont la vue embrassait une partie de la camada de l’année. La discussion avait couru sur les antis de plus en plus virulents au Portugal et sur la nécessité, selon lui, d’unir les forces vives des aficións européennes. Il avait même palabré, quelques jours avant notre visite, avec l’autodésigné grand chef de l’afición française et chargé de com de la trouble U.V.T.F. Soit. Il savait que le personnage n’était pas notre tasse de thé mais c’était nécessaire selon lui. Soit. Je crois que, déjà, tout cela m’importait peu. Je n’y croyais plus.

Le toro souffre, le toro saigne, le toro s’effondre, le toro meurt. La réalité, c’est ça et de prime abord, aucune nécessité n’explique ce sacrifice public. La justification des corridas par les traditions séculaires est une crétinerie que je ne m’explique pas mais qui paraît rassurer tous ceux qui veulent voir perdurer la corrida. C’est le seul argument qu’ils semblent capables d’avancer pour défendre leur passion et atténuer le ressenti de l’aporie intellectuelle qui les écrase. L’argument traditionalo-culturo-scientifique n’existe pas ! La tradition et l’histoire peuvent se mettre un doigt bien profond, elles ont tort, au moins autant que les antis qui portent en étendard la vulgate de la « bonne » pensée des mœurs actuelles ; « bonne » pensée dénuée de savoir la plupart du temps.

La corrida est ma passion car elle est anachronique et totalement inutile. Elle est surtout le paradoxe absolu de notre rapport à l’animalité. C’est l’exception que j’accepte, à laquelle je me soumets car elle me rappelle que je suis un être humain, imparfait et que ma conscience est le fruit de toutes mes imperfections, de tous mes paradoxes. Je ne suis ni droit ni d’un bloc. J’aime la corrida car il est impossible d’y transiger avec soi-même. On y lève le voile sur la mort dans la grandeur et la décadence de l’humanité et dans l’observance subjuguée d’un animal roi, totem, que l’on achève. Paradoxe.

J’aime la corrida car elle est mon humanité et mon inhumanité. Elle est bien plus qu’un déplacé patrimoine immatériel, elle est mon miroir dans lequel je me regarde jusque dans le blanc de mes yeux, jusque dans les zébrures jaunes de leur bleu gris. La corrida n’est pas un consensus. Elle se vit en solitaire, comme  nos petits secrets, elle est le lieu où l’on se retrouve soi. Elle est intime, viscérale, charnelle, érotique, elle est l’œil de Granero dans les mots de Bataille.

Tout cela et plus encore, je ne l’ai pas dit à António. J’y repense maintenant mais sans regrets. Je préfère m’être tu. Je préfère repenser au troupeau de vaches de Vale Sorraia que nous visitâmes à l’heure où les ombres deviennent lascives. Nous sachant à côté de Torrinha, João Ribeiro Telles, comme si 20 ans d’amitié nous unissaient, avait insisté pour que nous puissions voir ses vaches de Sorraia. Mais lui ne pourrait pas être là, ni le mayoral d’ailleurs, ni un vaquero, ni le fils du vaquero, ni sa femme, ni la sœur, la belle-mère ou le chien de la voisine ! Personne.

Je vous donne le code ! Euh, t’es sûr João ? Oui, oui, tu vas à ce portail, le deuxième hein ! Là, tu entres ce code …. Après, tu as les vaches quelque part par là. Non, rien à craindre, aucun souci. Refermez bien en repartant ! Ja Ja Ja. On y va ? Ben oui putain on y va ! C’est énorme ! On fait gaffe à la caisse les gars je préviens. C’est pas une Dacia hein ! Ta gueule !

L’inconvénient avec un troupeau de vaches braves qui n’a pas l’habitude de fréquenter une berline de marque allemande, c’est que la fuite devient un jeu et qu’à ce jeu nous sommes perdants à chaque fois sauf à pousser le chef-d’œuvre de technologie teutone dans ses ultimes retranchements et surtout au cul de la manade en ayant pris soin auparavant de calculer précisément le passage de contention prompt à tirer le portrait du groupe des mères et des petits. En somme un jeu d’enfants. C’est ce que nous étions redevenus, des gosses, perchés sur des chênes-lièges centenaires, la couille contrite, le dos froissé, l’équilibre fragile, à attendre l’arrivée de la course effrénée d’un troupeau de vaches braves poussé par une super routière qui n’était pas une Dacia et dans laquelle deux vaqueros de toc béarnais époumonaient, l’un pour faire accélérer les vaches, l’autre tétanisé d’effroi à l’idée que la folle expédition n’abima au final le prodige technologique d’outre-Rhin.  Les vaches se sont réfugiées au loin, sur un coteau bordé de pins. Descendus de nos arbres, nous reprenions la route de la civilisation et du quotidien. On écouterait de nouveau les infos, le travail attendait.

Le train 866437 est arrivé à l’heure. 20h25. La nuit est pleine, elle durera, c’est l’automne. Mais le jour se fait entendre, déjà, bientôt.

FIN

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