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Obri(gado) bravo XXXVIII


Épisode XXXVIII : Irmãos Dias (Casta portuguesa via Norberto Pedroso) – Herdade de Aroeira, Santo Estevão.


Jánica nous écoute déblatérer les conneries habituelles d’un sortir de repas entre amis. Son sourire ne parvient pas complètement à dissimuler cette timidité qui tient compagnie à son ombre. On a mangé à la station Repsol de Biscainho et chacun a pu confirmer tout le bien qu’il avait pensé de cette cuisine généreuse un an auparavant. Le bleu du ciel est outrancier à cette heure, le vert des arbres glisse lentement vers le jaune d’un été débarqué à l’avance, l’eau manque, tous le disent. Jánica nous a conduits jusque devant l’entrée de la herdade de Aroeira, parce qu’il avait le temps et la gentillesse de le faire. Ici, à Santo Estavão, l’horizon ne connaît aucun chagrin ni aucune tracasserie. Le sol est plat et sans accroc. La route ouvre le paysage en deux et se perd comme une pensée sans aboutissement. Avec le recul des mois passés, elle m’évoque les panoramas illimités de la pampa chilienne ou argentine sans qu’il puisse se faire, évidemment, de rapprochement écosystémique entre ce bout de Portugal planté de chênes-lièges et ce bout du monde chauve de verdure. Pourtant, de l’extrémité de la route que nous scrutions dans l’attente d’un des frères Dias — et personne ne savait s’il convenait de regarder à droite ou à gauche — il n’aurait étonné personne d’apercevoir, dans les flous créés par la réverbération, comme élastique, la forme noire d’un cavalier solitaire, menton rentré sur la poitrine pour se protéger du vent ou de quelques ténèbres intérieures. Nous aurions été passagers de ce bus littoral, l’Étoile de la Pampa, qui roulait depuis plus de cinq heures et « devant lui, la route. À gauche, la pampa couverte d’herbes dures. À droite, la mer franchissant, dans un murmure de haine incessant, le Détroit de Magellan. Rien d’autre ». Et nous aurions découvert, depuis le bus, « la silhouette du cavalier sur le bord de la route » comme émergée dans notre réalité et dans notre temps de cette photographie cathédrale prise par Josef Koudelka en 1960 à Prague. Luis Sepúlveda est décédé il y a quelques semaines à Oviedo en Galice. C’est lui qui a écrit cette première page du roman Nombre de torero, et les suivantes aussi et beaucoup d’autres livres qui faisaient du bien. Au début des années 2000, il avait participé à la Feria del libro de Madrid. Ça se passait au parc du Buen Retiro, en plein air. Les auteurs, certains comme lui étaient mondialement connus, attendaient le badaud assis dans des cahutes de bois que devaient louer les maisons d’édition. Luis Sepúlveda était petit et, de fait, ne jurait pas trop ainsi empaqueté dans l’étal d’où il se donnait la peine de discourir avec les passants, les lecteurs, les promeneurs et peut-être aussi les chiens errants. Il avait évoqué le monde de Bush, celui de la seconde intervention en Irak qui divisait l’Espagne à ce moment-là, il avait ri assez franchement mais il s’était montré inquiet de ce monde fou. Il était là, posé dans une cahute de brocanteur du dimanche, aussi vivant que nous, écrivain à la vie de roman, petit, fait de chair et de barbe, de rires et d’humour, immense comme les ombres de la fin du jour qu’aucune cahute ni aucun dictateur n’arrivera jamais à contenir ni à soumettre. C’est à ce début très cinématographique de ce roman de Sepúlveda que me renvoient aujourd’hui ces instants durant lesquels nous espérions l’arrivée de notre hôte en racontant des conneries de sortir de repas avec Jánica, maioral des António Silva, pour témoin amusé de notre perdition dans la Pampa de la lezíria du Tage. 

Nous avions rendez-vous avec les toros des Irmãos Dias, avec ceux de leur mère Felicidade et avec ceux de leur père, José Luis Pereira Dias. Si, pour une fois au Portugal, le nom de famille était d’une simplicité bienvenue, ce n’était absolument pas le cas des diverses origines qui cohabitaient dans l’immensité d’hectares sans creux et dont les seuls gonflements étaient le fait de la présence de chênes-lièges qui avaient certainement connu l’époque de la monarchie voire même les débuts de la tauromachie. Pour achever de nous perdre, les Dias ne sont pas qu’éleveurs. Ils achètent des toros de confrères lidiés en touradas, bêtes qu’ils soignent pour les faire courir dans les rues, dans ce que les Portugais appellent les largadas qui animent les fêtes locales et entretiennent l’afición populaire. Ainsi, surgissent d’un coin d’ombre des jaboneros marqués du fer des Lopes da Costa, résurgences des anciens veragüeños des Barbeiro du Mondego, déambule, râleur, un cuatreño cuajado de Vaz Monteiro, fouillent le sol sableux et gris des novillos de Monte Cadema. Les gardiens indifférents de ce musée à ciel ouvert sont de rustiques masses grises aux tronches préhistoriques et ce sont eux que nous sommes venus rencontrer : les Irmãos Dias, ultimes survivances – avec les Vale do Sorraia et les Vaz Monteiro – de la dite casta portuguesa, mélange des toiros da terra avec les descendants des vazqueños introduits au Portugal dans la première moitié du XIXème siècle.

à suivre…

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