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La vie sauvage (VII)

Dimanche 02 mai 2021
Temps dégagé. Michel Drucker va mieux, il revient.
À ce jour, les comptes précis de l’U.V.T.F. n’ont toujours pas été publiés…

 

Je pensais que j’allais lire. Beaucoup, et je me réjouissais. Je fantasmais ma propre image alanguie sous une lumière apaisée ; le cerveau irradié de style, d’idées et d’histoires extraordinaires. J’avais des envies, oui de ces envies soudaines et dont les racines, pourtant, semblent fichées déjà au plus profond des tripes, de ces envies de grands espaces, d’anti héros taiseux que l’on observe de loin, de dos, de prairies battues par le vent, le blizzard et par l’angoisse que fait naître l’immensité. J’avais pour cible le Montana, les steppes mongoles, les hautes terres d’Écosse ou les plateaux de Castille et pour seule limite d’infranchissables sommets lointains et tragiques. Je ne demandais pas plus que l’espoir de ressentir l’affleurement d’un sentiment de liberté primale. Une nuit que les étoiles rendaient désirable, je me suis dit que nous autres, êtres humains acariens étions coupables de cette abominable prétention de se déclarer propriétaires d’un bout de terre et d’univers, de quelques mètres carrés jardinés, de trois brins d’herbes, de deux trous de taupes et d’un barbecue. J’ai trouvé, l’espace d’un instant, primal pour le coup, qu’il y avait une part évidente de ridicule à tout cela, un ridicule proprement inouï. J’ai achevé mon verre de rhum Zacapa en caressant la jeune palme du phoenix canariensis que j’avais planté quelques heures auparavant après l’avoir acheté à un prix convenable dans une jardinerie sise à moins de dix kilomètres à la ronde. Il y a plusieurs jardineries dans un rayon de dix kilomètres mais j’étais tombé sur le prospectus de celle-ci qui avait été distribué le matin dans la boîte à lettres. Je feuillette rarement les prospectus publicitaires ; alors, en caressant la palme de ce phoenix, je me suis satisfait de l’avoir fait, pour une fois. À ce moment précis, passé la sidération fulgurante de la prise de conscience de notre arrogance de sapiens, j’ai éprouvé ce bonheur profond d’un homme de la terre, spectateur quotidien du théâtre éminent de la nature en vie. J’allais passer des années à regarder grandir ce palmier. Et s’il n’était pas la meilleure interprétation visuelle que l’on puisse concevoir de ces grands espaces illimités dans lesquels j’ambitionnais de me vautrer sous ma lampe de chevet, je faisais contre mauvaise fortune bon coeur : il serait mon exotisme journalier et l’assurance qu’au-delà de dix kilomètres d’autres mondes existaient encore. Si je devais faire preuve de franchise, j’avouerais que j’ai longtemps caressé l’idée de regarder pousser un chêne vert au milieu du jardin. Una encina. Elle demeure liée à mes premiers dépucelages camperos alors ça compte et puis ses tortuosités font songer à la fragilité des regards de personnes très âgées. Une bonté touchante s’en dégage, comme une hésitation encore, ou non ! comme l’ultime algarade du bouleversement de la vie, avant de mourir. Mais la satisfaction de faire pousser une encina n’aurait pu s’envisager sans une frustration plus grande encore : aucune corne n’aurait menacé la lumière sous le feuillage épais. Et l’absence de ces formes noires, reconnaissables entre toutes, sur les parois de mon imaginaire et sous la sève de ces yeuses eût été un fardeau quotidien bien trop lourd à porter. Le phoenix canariensis, c’est l’espèce de palmier qui accueille le clampin aficionado dans la finca Bucaré, en Andalousie, le long d’une allée majestueuse. Derrière eux, avant, il y avait les camadas de novillos et de toros de la famille Buendía. Gris, petits et méchants comme des teignes entre eux, agressifs et nerveux mais c’est souvent le cas dans les élevages de cette ligne de Santa Coloma. Mon phoenix à moi n’aurait à affronter que les trainées du vent de l’ouest et les gouttes de pluie portées par lui. 

Je n’ai pas réussi à me décider. Alors j’ai ouvert un polar anonyme, c’est-à-dire ce genre de bouquins qui ont fait florès ces dernières années, des papelards venus surtout du nord de l’Europe, dans lesquels les prénoms rayent les tympans, le style est blanc comme l’Islande et la couverture noire sur la tranche. Je me suis endormi comme une loutre au soleil. La nuit n’avait pas dit son dernier mot quand je me suis découvert sous l’ombre de mon phoenix canariensis, agressé par les cris gutturaux d’une folle, armée d’un couteau de cuisine et de menaces authentiques à l’endroit d’un gamin inquiétant, habillé comme Heidi, haut comme deux pommes et moustachu au milieu de la lèvre. Elle lui hurlait du Adolf et lui ne bronchait pas. En dehors de toute logique, je comprenais ce qu’elle vociférait. Car c’était de l’allemand et ce verbiage est aussi éloigné de moi que peuvent l’être les techniques d’élevage du vers à soie. L’enfant, c’était Adolf Hitler. La dingue qui ne se pardonnait pas d’être sa mère lui annonçait qu’elle allait le buter au couteau de cuisine et je me suis étonné du fait qu’Hitler ait pu être l’enfant d’une maman. Je me suis dit aussi que je devais me trouver dans une sorte de monde parallèle ce qui a déclenché une peur panique parce que je n’ai jamais rien compris au film Matrix. Que l’Adolf porta moustache en culottes courtes n’a éveillé en moi pas même un soupçon d’étonnement. Mais qui connaît sa tronche d’enfant après tout ? Hitler c’est une moustache, une mèche et des yeux noirs. C’était lui cet enfant et sa mère voulait le découper sous les palmes de mon phoenix canariensis. Ça m’a foutu en colère de me dire qu’il faudrait que je nettoie les dégâts après ça, les petits morceaux et tout et tout. Je crois que je lui ai crié d’aller faire une julienne de son fonds de couilles ailleurs que sous mon palmier, que ce n’était pas le lieu, que j’attendais un toro noir ou gris, on s’en foutait mais il fallait qu’elle décampe sur le champ, elle et ce qu’elle avait commis quelques années plus tôt. Elle s’est tournée vers moi, lui souriait tout à coup, a levé son couteau dans ma direction et a craché plus qu’elle n’a hurlé qu’aucun toro ne viendrait sous mon palmier parce que ce n’était pas un chêne vert, que j’étais un idiot d’y avoir songé et qu’elle allait me massacrer. Elle en savait quoi bordel ? Mais en allemand, ça impressionne. Un instant, alors même que ma vie ne tenait qu’à cette lame de couteau, j’ai seulement pensé : « Tiens ! quand elle aboie on dirait son fils ». Après elle m’a planté. Et je suis devenu conscient. Que je venais de cauchemarder, que j’étais dans mon lit, qu’il était cinq heures du matin et qu’il faudrait des années avant que mon palmier ne fasse de l’ombre et qu’il n’y aurait jamais de toro dessous. J’ai tout noté. Je ne voulais pas perdre la trace de cette rencontre alors j’ai tout noté. J’ai fureté sur les réseaux pour me calmer. Je ne me sentais pas de lire mon polar à la Guntar. Personne ne sait s’il y aura des corridas cette temporada. On décale les dates, on attend des jauges, le campo est fleuri mais si loin et l’U.V.T.F. va se réunir à Toulouse en juin, juste avant Arles et Nîmes. El Juli a déclaré que sauver la tauromachie était plus important que sa propre carrière. J’ai mes limites. J’ai fermé l’application et, pris d’une éructation de conscience lucide, je l’ai désinstallée. L’icône a disparu de mon écran bleu. L’écran s’est éteint. Tout est devenu noir. Et calme. Et léger. Ma nuit était encore un peu à moi, je venais de conquérir mes propres grands espaces.

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