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Pozo, torero d’époque

Entre deux toros, un sorte de cantatrice qui en était peut-être véritablement une a gonflé les poumons pour chanter un air du Carmen de Bizet, le Toréador Ça aurait pu être raté ou déplacé ou malvenu comme ça l’est souvent dans une arène mais c’était réussi et des perroquets petits et verts ont dansé au-dessus de la Malagueta au coucher du soleil. Le ciel était laiteux, l’atmosphère légère et Morante venait de couper une oreille sérieuse à un Juan Pedro Domecq adapté à l’exigence de la plaza. Dans la rue en sortant, Ortega a marché un peu au milieu de la foule qui voulait le voir de près. Le succès attire les badauds, les smartphones et les accolades impolies. C’était une corrida de « figuras », on avait mis les petites plats dans les grands, Carmen sur Morante, Aguado et Ortega avaient joué les voyeurs de quinze ans avant de rejoindre leur hôtel en attendant de grandir. On les reverrait ailleurs, dans toutes les « grandes » ferias, annoncés avec les mêmes toros que ceux de Málaga ou leurs cousins de García Jímenez, Garcigrande, Nuñez del Cuvillo. On les croiserait au bas des mêmes hôtels chics dans lesquels fourmilleraient les curieux, les suiveurs et les ceux qui sont amis avec tel torero qui ne les reconnaîtra pas à l’heure du bruyant abrazo. On leur pardonnerait encore un échec qui de toute façon se noierait dans la longue liste de leurs contrats. On oublierait leurs exigences de n’affronter qu’une matière bovine industrielle, de nous imposer ce défilé d’ennui à cornes. C’est une constante de la tauromachie. À chaque décennie ses étoiles à qui l’on passe tout. À chaque époque ses délires et sa médiocrité. Et pour chaque « figura », son cordon sanitaire d’inconnus, d’oubliés, de laissés pour compte sur la route sans filet des toros. Parmi eux, Alberto Pozo.

Il est arrivé dans un cajón de camion de transport de toros de lidia. Le jour de ses noces. Alberto Pozo a pris l’alternative quelques semaines avant son mariage et avec quelques années de plus que l’usage ne le veut, à trente-et-un ans. Alberto Pozo travaille avec son père mais il est matador de toros depuis août 2021. C’est plus qu’un métier, pas loin d’être une vie. Sans montera, le jour de son mariage, sa calvitie naissante a fait luire son crâne quand s’est ouvert le cajón. On pourrait dire de lui qu’il est trapu, un rien court de guiboles, presque déjà arrondi par l’âge. Pas empâté, non, arrondi. Pozo a misé sur le mauvais siècle comme on mise sur le mauvais cheval. On s’en remet après tout et on travaille avec son père. On fait un métier. On fait comme tout le monde. Mais Pozo est matador de toros. Une vie. De gosse à la mort, le jour de son mariage, quand il pisse dans un bar, quand il marche dans une rue d’Albacete, quand il achète un gâteau, quand il parle à un vieux. Alberto Pozo est une photographie d’époque. On le verrait bien prendre la pose assis, en habit de lumières, dans un de ces studios photographiques de la « Belle époque » où les tueurs de toros, tout raides, immortalisaient leur courage et tout le convoi de peurs et de nuits blanches qui devaient aller avec. Les corps vieillissaient avec la gloire qui déclinait. La vie, on la cramait un peu par les deux bouts. On savait vivre en somme et il fallait faire vite parce que les toros tuent. En lui, en sépia, on aurait reconnu les jambes courtes de Rafael González « Machaquito » et le buste large d’un Rafael Molina « Lagartijo Chico ». Et puis évidemment, évidemment, le crâne glabre et large d’un Ignacio Sánchez Mejías pour ne pas citer Rafael El Gallo. D’ailleurs, Pozo a des airs du père d’El Gallo, Fernando, vraiment. Pozo a cette gueule des grandes figures de « l’âge d’or » de la tauromachie mais ça s’arrête là. Alberto Pozo est devenu novillero à vingt ans, matador à trente et l’on ne risquera pas sa fortune à parier qu’il ne sera jamais figura del toreo ni même un segundón de temporada. On le lui lui souhaite mais rien ne l’y pousse. Il sait faire pourtant. Autant qu’un autre.  C’est José Pacheco « El Califa » qui le conseille techniquement. Ce « Califa » qui triomphait des Aguirre à Madrid ou à Pamplona. Mais bon, peut-être que le sol est trop près de sa tête. Pozo est un très bon capéador qui rentre le menton quand passe le toro. Pozo avance la jambe et met la main devant mais il demeure un nom parmi tant d’autres dans la liste sans fin des matadors qui ont un métier, qui bossent avec leur père, qui conduisent des taxis ou construisent des baraques. À Boujan-sur-Libron, en 2019 face aux António Silva, Alberto Pozo a gardé sa montera pendant la faena. Ça ne fait pas une carrière mais ça dit un tout petit peu le bonhomme. Il a pris son alternative en 2021 à San Lorenzo de la Parrilla avec des toros de Miura. Ils ne sont que trois à avoir fait ça. Face à des Miura, dans toute l’histoire. Tout son peuple était là. Sa famille et les amis de la famille et les amis des amis de la famille. Le papy pleurait. C’est lui qui l’emmenait aux toros quand Pozo était gamin. C’était joyeux malgré les Miura (des Miura de circonstance, pas ceux de Pamplona ni même de Séville, l’état des cornes des Miura de circonstance aussi…) et malgré le lieu : Saint Laurent du barbecue. De quoi vivre un enfer et se griller auprès de la profession. De toute façon, ça n’aurait rien changé. Triomphe ou pas. Alberto Pozo aura du mal à percer. Aucune organisation ne pense à lui hors de son « territoire ». Leur liste est dressée, figée dans le marbre de leur étroitesse d’esprit, aveugle. Il doit le savoir. Il s’accroche. Il est matador de toros. Du soir au matin, le jour, la nuit. Alberto Pozo est un torero d’époque.

Crédit photographique : Alexandra Scotti / @alexandra_scotti 

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