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Hiéroglyphes

C’est une boîte anodine. Elle est là depuis si longtemps. Un cadeau à tous les coups. La poussière y fait son nid comme elle le fait aussi sur le fatras de livres et de bibelots qui racontent un passé, une jeunesse et un petit peu plus c’est sûr. Pas loin, une corne de vache brave toute râpeuse cale des bouquins en bordel qui tiennent mal parce qu’ils sont vieux, cornés, usés, tordus d’avoir été trop lus. Les pages ont jauni, certaines gondolent ou sont collés entre elles. C’est du Murube la corne, du Murube de chez Castillejo de Huebra. Avant, il y en avait une de Miura mais elle a pourri et fini à la poubelle. Ca a été dur de la jeter mais il le fallait bien. La boîte est là, on dirait une vieille arrière-grand-mère oubliée dans un coin de la pièce. Le jour où elle disparaît, on s’aperçoit du vide ; on remarque que le coin est plus grand, qu’un infime quelque chose à changer. Tout est bouleversé. La vie trace sa route mais à jamais la pièce sera toujours plus grande.

Quand on ouvre la boîte, elle est pleine. On n’y mettra plus rien. Il faudra en trouver une autre. Dedans, des papiers, les uns sur les autres, entassés, compressés, un bassin sédimentaire d’années de corridas, d’indices et de preuves d’une vie passée à aller voir des toros. Comme s’il y avait quelque chose à prouver. Tous les aficionados ne sont pas collectionneurs mais certains le sont. Eux conservent tout, remplissent des carnets, récupèrent des affiches, compilent des programmes, archivent des revues et font tenir bon an mal an trop de livres usés par une corne râpeuse de chez Castillejo de Huebra. Et dans la boîte, des dizaines de billets de corridas, de hiéroglyphes rectangulaires qu’eux seuls peuvent traduire. Ils connaissent leur grec et leur hébreu qu’ils ont appris le cul sur le béton, le soleil dans la gueule, l’ennui comme péril envisageable et la déception comme compagnon de route, parfois. Mais ces papelards sans autre intérêt que l’édification compulsive de leur mémoire ont la saveur d’une madeleine de Proust, ils sont devenus le billet d’entrée d’un univers sans fin de sensations passées, l’assurance de faire resurgir un instant l’image d’une place, le souvenir d’une passe, la vision d’un toro. Ces papelards, ce sont les amis qui étaient là, c’est Robleño vidé par un Victorino à Madrid il y a si longtemps, c’est cette arène navarraise bizarre où un tendido reste debout la course durant, c’est José Tomas à Pamplona, Ruiz Miguel au Moun sous la pluie et sous un Miura, c’est le Cid qui verse des larmes dans le triomphe avec pour seule cape un ciel digne d’un tableau du Greco. Les billets de corrida sont l’archéologie d’une obsession.

Mais bientôt, déjà en vérité, on n’ouvrira plus la boîte. Les q/r code ne s’archivent pas. Les hiéroglyphes ont vécu. Q/R code pour « quick response » : réponse rapide. On achète son billet sur une plateforme internet. Clic, clic et clic, c’est quick. On imprime en mode brouillon, niveaux de gris. Le mystère d’une taquilla d’un pueblo de Castille d’où s’extrait la face ronde d’un petit vieux comme si l’on contemplait un Rembrandt pour de vrai a été remplacé par les ténèbres d’une bouche en plastique qui dégueule dans un bruit de crachat tuberculeux une feuille A4 sans âme ni aspérité. La feuille A4 ne contient pas dans la boîte. Le q/r code ne s’archive pas. Il se jette aux abords des arènes comme un mouchoir glaireux, sans qu’on y prête attention, vite fait, bien fait. Faut pas être bégueule, ça simplifie la vie. On commande à l’avance, on s’assure d’avoir une place, on évite la queue, l’attente, on clique, c’est quick. C’est vrai tout ça faut pas cracher dans la soupe mais la soupe manque de goût, de matière, c’est de la soupe en boîte pour le coup. On est tous pareils. On s’arrange, on s’habitue, on s’accommode. On prend le train en marche. On se connecte. On oublie son latin, son grec et son hébreu. Les feuilles A4 ne contiennent pas dans la boîte. La taquilla du wifi est une soustraction d’humanité. On s’y fait, c’est triste mais on s’y fait.

  1. Christian Répondre
    C'est joliment dit et vrai. Il nous reste des flighers de programme. Demander a son voisin se qu'il fait de son billet acheté a la taquilla. Un répit court qui emportera tout.fiesta brava comprise.
  2. Anne Marie Répondre
    Mais c'est quoi tout ce défaitisme, toute cette mollesse, toute cette tristesse ? Je n'en fais pas partie, et heureusement, mais ne découragez pas ceux qui vous lisent. Je n'oublie pas que CyR, l'ancien, et LL en particulier, m'ont aidé à progresser, à apprendre, à adorer encore plus les toros et la corrida. Et mon voisin d'arène a la même place depuis 60 ans... Peu importe la tronche de son billet, je peux vous assurer qu'il m'en apprend et que même s'il n'en pense pas moins, il s'accroche lui. Et moi aussi.

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