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Celui qui parlait et souriait beaucoup

Quand la porte s’est enfin ouverte, il avait fallu attendre le feu vert après la sieste traditionnelle, un miroir posé sur pied a reflété le haut de son corps. Il était encore à demi nu. Un quidam passant là sans rien savoir aurait cru voir un mort. Un cadavre. La vision était épidermique et charnelle et il n’était pas question d’âme, d’esprit ou de Salut. Un cadavre, viande dure et froide. Creusé de traits profonds figés par l’application récente d’une crème quelconque, le visage était un marbre aux teintes de tabac froid et la pâleur sépulcrale de ce masque de concentration n’était nuancée que par le mouvement rapide d’une paire d’yeux aux cernes noires et creuses. Dans la pièce voisine, plus petite et plus sombre, trois subalternes reproduisaient sans donner l’impression d’y faire attention les gestes d’un quotidien, pour nous, anormal. Comme une mécanique de l’angoisse, leurs doigts passaient sans heurt et sans hésitation d’un bouton de manchette à un nœud de cravate. L’un des trois, le plus âgé, le plus petit et le plus rond, parlait et souriait beaucoup. Parfois, il riait carrément. Il était partout. On le trouvait dans le salon, le regard perdu au dehors, puis, tout à coup il était de retour dans la chambre. Ensuite il se frayait un passage derrière le matador, l’observait, commentait puis repartait, bonhomme et à l’aise. Il s’accordait sans s’offusquer du dialogue silencieux de ses collègues et rien ne semblait l’étonner dans la vision du reflet cadavérique de son chef. En d’autres temps, en d’autres lieux, en d’autres circonstances, il eût été Triboulet, « bouffon » de roi, impérieuse touche loufoque dans le tableau trop écrasant du drame et de la tragédie possible.

Quand le soleil a décliné pour de bon, ‘Carafea’, toro de l’élevage de Dolores Aguirre Ybarra, s’élançait pour la quatrième fois vers le cheval monté par Gabin Rehabi. Il démarrait de loin et trimballait nonchalamment la mine auto-satisfaite d’un chef mafieux des années 1930. ‘Carafea’ aurait pu charger une cinquième fois et même une sixième. Il aurait pu envoyer de nouveau le lancier au tapis ce qu’il venait de faire à la troisième rencontre et presque le tuer au sol une nouvelle fois ce qui n’aurait pas manqué de donner un peu plus corps au drame qui se jouait. Mais on changea de tiers parce qu’il le fallait bien, parce qu’il fallait souffler, parce que le ruedo était devenu minuscule et ce toro trop grand. En ce jour d’alternative*, Francisco Montero était vêtu de rouge. Dans la chambre où un quidam aurait vu un cadavre, il avait décrété que ce serait le rouge, pas le blanc comme tout le monde s’y attendait. Il avait aussi trouvé que la chemise allait mal, trop longue, trop bouffante. On lui avait apporté une paire de ciseaux et il n’avait laissé à personne d’autre le soin de couper la partie superflue de cette flanelle blanche. Celui qui parlait et souriait beaucoup l’avait regardé faire, amusé et disert, le verbe haut et le commentaire au beau fixe.

Quand ‘Carafea’ fut fixé et que Montero prit les palos pour l’affronter bien en face, celui qui parlait et souriait beaucoup s’est raidi d’un seul coup et ses yeux enfantins trois heures plus tôt ont pris le pli de l’inquiétude. Pour la première fois il n’a rien dit, un pli dans des yeux enfantins, ça s’est arrêté là. Et Montero a défié ‘Carafea’. La suite est un drame qui hésite entre burlesque et tragédie, entre rires et larmes. ‘Carafea’, trop fort, trop plein dans ce cercle minuscule attrapa Montero comme un gros chien joue avec une peluche. Durant un infime éclat de temps, l’image du matador accroché dans le ciel, le cul par-dessus la tête et les jambes désarticulées prêtèrent à sourire comme on se moque de quelqu’un qui glisse devant nous dans la rue ou d’un ami qui chute à vélo. On rit de la loufoquerie de cette fraction de seconde avant de pleurer, de prendre conscience du drame. Comme celui qui parlait et souriait beaucoup l’avait été quelques heures auparavant quand les inquiétudes d’avant course commandaient tout, cet instantané était l’impérieuse touche loufoque dans le tableau trop écrasant du drame et de la tragédie possible. Quand Montero se releva, le tragique dictait de nouveau sa tyrannie. Mais il revint, Montero. Froissé, malaxé, piétiné, blessé mais debout. Il revint sans la chaquetilla rouge qu’il avait choisie alors qu’on lui avait conseillé la blanche. Du coin de l’œil, il regarda s’éloigner le cadavre de ‘Carafea’ qui avait failli le tuer. Il avait triomphé. Il riait. La chemise blanche était maculée de sang. Le masque de mort avait fondu et celui qui parlait et souriait beaucoup parlait et souriait beaucoup. Les drames ne sont pas que désespoir.


* Le dimanche 24 juillet 2022, à Orthez aux Arènes du Pesqué, Francisco Montero est devenu matador de toros. Son parrain était Octavio Chacón et le témoin de cette cérémonie d’alternative était Sergio Flores. Le toro d’alternative se nommait ‘Cidrón’, numéro 31, de l’élevage de Monteviejo (encaste Vega-Villar). La tarde fut entretenue, particulièrement grâce aux toros de Dolores Aguirre Ybarra et au troisième Monteviejo. La rencontre entre Francisco Montero et ‘Carafea’, numéro 43 de Dolores Aguirre, demeurera un grand moment de la temporada et de l’histoire des arènes béarnaises.

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