Aucun doute. Aucune hésitation. Quand il apparait subitement sur la butte de Nissan-Lez-Ensérune, en surplomb de la Départementale 609, dans cette plaine du Biterrois où les vignes et l’asphalte s’étirent en lignes droites et en platitudes partagées, on s’arrête sans tergiverser. Bifurcation en catastrophe, sans clignotant. Le diesel qui vous colle au derjo depuis Narbonne écrase un coup de klaxon extenué. Là ! C’est bon, juste en warning, t’inquiète. Y’en a pour 30 secondes.
On grimpe à quatre pattes dans les herbes sèches, dans la poussière et la pharmacopée d’urticants plus ou moins connus. Des spigaous s’accrochent. Moisson involontaire. Soudain on se redresse, on lève les yeux et il est là.
Il a vraiment de la gueule celui-ci, du trapío, avec sa robe pleine d’outrages, par-devant par-derrière, les grandes lettres de peinture, les volées de plombs qui l’ont grêlé par endroits, les jets de pierre. Avec cette rouille aussi qui lui bouffe les reins, les pattes, lui emporte la tronche avec ses plaques d’eczéma. Et tout cela, face à l’immensité sans volume, rien à perte de vue, l’Aude couchée sur des kilomètres et les rafales de tramontane 300 jours par an.
Des années qu’il est là, qu’il ne lâche rien. Bouche fermée, sans « fléchir des antérieurs ». Des histoires disent qu’il aurait été déplacé, qu’à l’époque on en apercevait la silhouette depuis l’autoroute A9. Ça m’étonnerait. Peut-être y-a-t-il une confusion avec son frère de Portiragnes, quelques kilomètres plus loin, vers Agde, planté au milieu d’un champs de fève, à proximité d’un camping et d’un ancien concessionnaire Renault ? Non plus. Peu importe.
D’ailleurs au fait, qu’est-ce qu’ils foutent là ces deux toros Osborne ? De la publicité pour le brandy éponyme ? De la réclame pour les corridas biterroises du 15 août ? Ni l’un ni l’autre. Laissés ainsi, ils sont une simple trace. Une cicatrice de la fierté rocailleuse de cette cité jadis rayonnante, pinardière et rouge, toujours un peu démesurée, crainte, branquignole.
Béziers, qui revendique Pierre-Paul Riquet et Jean Moulin, aime aussi sentir fort la poudre et l’ail frit, voir ses vignerons entrer en révolte, son rugby écraser les années 70, les Miura bâtir sa légende taurine en août 1983 avec au cartel Nimeño II, Richard Milian et Victor Mendes. Il y a parfois quelques embardées, on perd momentanément le contrôle de la bagnole. Tel ancien joueur maudit tâte de la prison pour proxénétisme, un autre se fait sauter le caisson au comptoir d’un rade. Le club plonge, le négoce périclite. Puis la lumière pâlit, on commence à mal voter et ainsi de suite…
A quoi servent ces deux toros ? À se souvenir de ça, précisément. Ils témoignent, convoquent, rappellent, à la condition, évidemment, d’être souillés. Surtout celui de Nissan-Lez-Ensérune, là-haut, sur la butte. Rien que pour le voir, certains évitent l’A9, sortent au péage et concèdent un détour. De toute façon, « Basta », de numéro, de naissance et d’élevage inconnus, n’a jamais été visible depuis l’autoroute.