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L’impalpabilité du toreo

fb_chinaIl y a la crise, mais il n’y a pas que la crise. Il y a la modernité galopante, voulue, et depuis longtemps, par les taurins. L’humanisation de la Fiesta n’est pas une nouveauté. Elle était en gestation. Je peux me tromper, bien sûr, mais il me semble que si la Fiesta a survécu jusqu’à nos jours c’est à son anachronisme assumé qu’elle le doit.

Un toro meurt, un homme risque sa vie, le sang coule, pour de vrai. Il y a dans cette fête de la violence et de la noirceur. Vouloir le relativiser est la pire des stupidités. La modernité c’est la mort finale, c’est aussi la ridicule mise en scène du Juli pour annoncer sa saison à venir, ou celle de Morante au Joy Eslava… Le Joy Eslava… La Fiesta 2.0, en voulant édulcorer à tout prix le monde des toros, se vide d’émotion et, par voie de conséquence, vide également les gradins.

Et que les arènes se vident ne pose pas qu’un problème économique. Il y a encore trop de médiocrité. Regarder la télévision ou Internet ne peut être qu’un triste palliatif. Nous avons déjà moqué ici les très télévisuels chroniqueurs taurins. L’émotion c’est sur les gradins, ou dans la rue, pas dans son canapé. La modernité virtuelle édulcore, elle aussi.

Rien de nouveau sous le soleil, me direz-vous. Non. C’est juste qu’en lisant la délicieuse biographie de Billie Holiday écrite par Marc-Édouard Nabe, je suis tombé sur le passage qui suit, qui parle de jazz, mais qui pourrait finalement s’adapter parfaitement au toreo. N’ayant évidemment pas connu Billie Holiday, j’illustre par une image de China Moses et vous laisse avec Nabe :

« La machination moderne renforce l’impalpabilité de la musique, son énigmatique présence éphémère et l’éternité de son oubli.
Léonard de Vinci trouvait la peinture supérieure à la musique parce que cette dernière meurt au fur et à mesure qu’elle naît.
Aujourd’hui où certains lui ricaneraient au nez, il a raison davantage : la musique qui ne meurt pas est celle des docteurs Frankenstein qui vont dans les tombes chercher des sons morts et leur redonnent la vie bidon des instruments décédés. Ils veulent produire des notes sans corps !
D’un tableau de standardiste des P.T.T. sortiront — comme par miracle — 15 clarinettes, 12 saxos, 250 violoncelles, un million et demi de violons, 2 hautbois et quart et quelques tubas bouchés. Ça n’existe pas. Les corps sont irremplaçables. Pour naître, la musique doit donner l’impression de mourir avec le corps qui l’a produite.
Musique ! Bande Velpeau de l’homme invisible ! C’est elle ! Elle maintient (avec toutes sortes de rubans magnétiques) une présence intouchable, insaisissable, infrangible, et qui n’est autre que celle du musicien.

« Les chanteurs sont ceux qui donnent le plus de fil à retordre aux ordures qui foutent les notes-sardines à l’huile en boîte. Les chanteuses sont des baleines noires qui ne se laissent pas si facilement harponner par les capitaines Cook de l’électronique moderne ! Sur quels becs vont-ils tomber ! Quel ordinateur sonnera comme la Callas, quelle bécane remplacera le corps de Billie Holiday, cette machine qui produisait la voix de Billie Holiday ?

« Finalement, c’est assez sain, ce tas de toc fait ressortir les carats. En haut du monticule on les voit bien. Ils peuvent y aller ! Ne vous gênez pas ! Salopez le matériau sonore ! Préparez vos pianos ! À vos computasseries ! Borgborygmez ! Ululez ! Boulez ! Concrétisez ! Abstrait ! Pédalez choucroutement dans les larsens ! Martenotisez les ondes ! Tripatouillez tous, ô génies mongoliens de l’informatistique ! Coupez les oreilles de tous les Van Gogh en 4, si ça vous chante. Chanter vous restera interdit.

« Quand on pense que 2 % seulement de la musique de jazz ont été enregistrés, que nous ne connaissons que la petite partie émergée du Titanic : qu’au fond reposent pour toujours les inlocalisables trésors de nos milliardaires inspirés ! Quand on réalise que ce que nous jugeons, avec raison, comme les chefs-d’œuvres de Charlie Parker, Lester Young ou Charlie Christian ne sont rien à coté de ce que nous ne connaîtrons pas, ce qu’ils soufflaient les autres fois, maudits soupirs des jours de forme ! Qu’il y a peut-être bien un ou dix Body and Soul encore plus géniaux et différents de celui que Coleman Hawkins semble avoir enregistré définitivement en 1939 ! Quel tournis ça fout ! » — Marc-Édouard Nabe, L’Âme de Billie Holiday.

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