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L’éternité dans un instant

JA-lamelasTout passe. La vie veut ça. Depuis Proust et avant lui, on sait que le temps n’a aucune linéarité et qu’il ne pesait qu’un instant lundi soir entre 17 h et 20 h à Vic-Fezensac. Un instant dure six taureaux de combat. Un toro de lidia — tels ceux qui luttèrent hier soir — peut durer une éternité dont personne ne voudrait ; cette éternité-là n’est pas l’immortalité. Lundi soir, le temps d’un instant, on pouvait mourir. MOURIR. MOURIR. MOURIR. Et redevenir humain.

Lundi soir, un instant a suffi, de 17 h à 20 h, pour se rappeler que nous sommes chair, sang, nerfs, boyaux, pisse et sueur, et que dans la vie on meurt. Lundi soir, entre 17 h et 20 h, le temps de dire instant, même pas celui de l’écrire, tous les tripotements mythologico-bouseux sur la corrida comme art immatériel, sur la toréabilité, sur les redondos en série, sur la plastique manzanitesque, sur le dosage nécessaire des piques voulu par les vétérinaires français (affligeant !), sur les Cebada fadasses de la veille, sur…, sur… tout ça ! Oui, tout ça a été réduit à n’être qu’une infamante cacade qui n’avait que trop duré et que six toros de Dolores Aguirre Ybarra ont broyé avec toute la méchanceté possible et toute l’ardeur qu’ils déployèrent à lancer des « Ta gueule ! » à l’éternité dont personne ne voulait.

De la sortie de ‘Cubatisto’ à la mort libératoire de ‘Cantinillo’, il n’y eut qu’un instant.

Et dans cet instant le temps a duré plus qu’il n’eut fallu quand ‘Comadroso II’ a plongé dans les plis contractés de la muleta de Castaño. ‘Comadroso II’, estampe aguirresque à tête chercheuse et dodelinante. Manso con casta ? Toro de lidia que cinq piques — oh, oui, elles étaient mal prises… c’est vrai — n’empêchèrent pas de gambader à grandes enjambées. Vive les mansos !

Et dans cet instant les minutes se sont dilatées quand ‘Langosto’ a cartonné le cheval sur dix mètres pour l’aplatir comme une mouche sur un burladero qui en a couiné de mal.

Et dans cet instant un siècle eût été nécessaire à un public aux quatre vents pour comprendre que Castaño était allé la guerre avec les bonnes armes, par doblones dominateurs du meilleur goût qui annonçaient l’indispensable macheteo que les sifflets incultes ont fait mourir dans l’œuf. Pauvre peuple du toro qui n’éructe que pour demander oreilles, passes droites et respect de la ligne blanche. Populace vulgaire gavée d’images de derechazos verticaux photographiés en rafales… clic-clic-clic-clic-clic-clic… et qui gueule « ¡Mátalo! » comme pour se soulager du trop de bières bues.

Et dans cet instant Gabin Rehabi a allongé le temps le long de sa vara en s’en allant piquer ‘Cantinillo’ dans sa querencia, son royaume d’Hadès, sous les hués des mêmes qui ne savent pas qu’un manso — surtout un manso ! — doit se piquer, malgré tout et malgré peut-être la peur que Rehabi devait se coller sous le castoreño en tendant sa vara d’où le temps refusait de bouger. Gabin Rehabi a vu passer le ciel laiteux, puis un cheval noir et sombre, et a ouvert les yeux sous le mufle d’un toro d’ailleurs. M. Molero, de Bilbao, président de la course, a annoncé le changement de tiers et a commis là la faute la plus grave de l’après-midi. Les chroniques des uns, des autres, lui en veulent toutes, car il n’a pas donné la seconde oreille à Alberto Lamelas, et certainement n’ont-elles pas tort, mais c’est là, en changeant de tercio, que M. Molero a commis son erreur la plus lourde.

Et dans cet instant, mais je ne crois pas à l’éternité, Alberto Lamelas a suspendu le décompte des heures et des jours en trois séries de la droite et un estoconazo. Il faudrait pouvoir dire son incroyable courage, dire que personne ne croyait à rien mais qu’il donna tout et tellement plus. Trois séries comme un pied de nez à cette tauromachie routinière qui ne sait plus en finir avec elle-même. Trois séries, triptyque dramatique d’une bagarre de rue d’une violence rare dont l’achèvement éructa en trois syllabes hurlées : « TO-RE-RO ! » Même ce peuple du toro dont on nous rabâche qu’il VEUT voir des passes et des toros gentils pour justifier la médiocrité de notre époque, même ce peuple du toro, même lui, même mauvais comme il put l’être, se rendait à l’évidence de la suffocante beauté sauvage du combat d’un toro de cinq ans et d’un matador d’un autre temps.

« Quoi ? L’éternité ? » Non, un souvenir pour une vie !

Merci à ‘Cubatisto’, ‘Comadroso II’, ‘Pitillito’, ‘Langosto’, ‘Comadroso’ et, bien-sûr, à ‘Cantinillo’ d’avoir redonné à la corrida un peu de son sens perdu et le sourire à mes amis.
Merci à Fernando Robleño, Javier Castaño et Alberto Lamelas d’accepter de combattre de tels fauves.
Merci à Gabin Rehabi d’avoir donné une leçon de lidia à un public qui ne connaît même plus ce mot.

Retrouvez, sous la rubrique « Galeries », une série de photographies du combat de ‘Cantinillo’ vs Alberto Lamelas.

  1. vrankovic Répondre
    Superbe moment à vivre et surtout superbe photo sur la page d'accueil de cet article. LA photo qu'il fallait prendre!
  2. Péaud Répondre
    Le public ne connaissait pas non plus le mot de lidia en 1990. En tout cas appliqué au combat face à un manso. C'est une scène que j'ai déjà vécue à Vic. Cette année-là Julio Robles affronta son premier toro (le 2e de la corrida), véritable manso perdido dont la lidia s'était faite sous une bronca "hors sujet" (avec même lancement d'objets sur la piste), bronca qui enfla lorsque les deux piqueros (car il y en avait deux à ce moment-là) poursuivirent le toro pour le coincer de façon à lui "administrer" au moins une "vraie" pique.
  3. zanzi Répondre
    Je comprends bien qu'on capitule devant un toro tel que Comadroso. Mais un homme vraiment prêt à l'affronter peut-il délibérément capituler face à quelques sifflets ? C'est possible, mais dans ce cas, c'est qu'on n'a pas la peur placée au même endroit.
  4. Grandchamp Bernard Répondre
    Laurent, De cette épopée taurine ("un sommet de torisme" ainsi que me l'a qualifiée une éminente plume de la revue Toros), nous ne fumes pas... Mais quel bonheur de te lire! Et quelle plus belle manière, la seule au fond, de dire "Ta gueule!" aux zantis, et bien plus efficace qu'un arrêté municipal - si pertinent a-t-il été par ailleurs... A se revoir à Orthez, pour certaine "Ultima". Abrazo - Bernard"Largo campo"
  5. anne marie Répondre
    Une véritable Chronique Taurine ! « merci Laurent » pour cet article et « merci François » pour le livre magnifique !
  6. angel Répondre
    Pourquoi se croire obligé, dans un si bel article dont le lyrisme est un superbe hommage à tous les héros qui ont eu à connaître Cantinillo, pourquoi donc se croire obligé de lancer une pique ( ! ) aussi assassine que sans fondement contre les vétérinaires qui, avec d'autres, tentent de sauver ce qui peut encore l'être. Il s'agit là bien sûr des tercios de pique lors des "spectacles taurins" de Nîmes ou d'ailleurs...Après dans les vraies corridas de toros, il faut s'adapter au toro, il n'est donc plus besoin de dosage ou graduation...Sauf qu'à Vic, la piste d'élan était graduée (et que seul d'ailleurs Luis Vilches l'a respectée :1ère pique depuis le 1er trait, 2ème pique depuis le 2ème, etc...) Sauf aussi que fameux ce dosage que vous décriez est préconisé par ...Alain Bonijol lorsqu'il présente son projet de pique de 6 cms. Bonijol est-il également "affligeant" ???
    • anne-marie Répondre
      Olé ! Si, mais quand faut piquer ..... Faut piquer ! Véto ou pas ! Enfin .....pour les vrais ! Et Monsieur B. ? Bizzzznessss or not Biizzzzzznesssssss ? Mais respect, pour ses bêtes. Bon, et ce soir : Viva Espagna ! Parce que les Bataves, jamais vus.... ni au Campo ... nY.... au Ruedos ! Oh ! Il faut vraiment que j'arrête le Quintaine ! Bonne fin de semaine à tous !
  7. KLEIN Xavier Répondre
    Muy bien dicho! Entièrement d'accord...

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