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Aucun bouquet ne vaut pour moi… (XXIV)

LL-campinosC’était un jour de chasse au lièvre, à Pancas, en 1952 ou 1953. Les jumeaux Palha avaient invité ceux qui devaient être là, ils avaient respecté les conventions sociales d’un exercice où l’on comptait les amis et dressait la liste des connaissances, des obligés, des contraints et des absents. Chasser n’était que prétexte à paraître, ce qui revenait, dans un monde bourgeois et aristocratique, à exister.

Les dames devaient être belles et parées, protégées du soleil par les galants et entretenues, par eux aussi, sur la vie des autres de leur monde. Les hommes devaient regarder ces femmes, le fusil en bandoulière, l’air de rien, l’air de ne pas les voir, l’air de prouver qu’ils étaient habiles et forts ; des hommes en somme.

Barroca avait l’habitude de ces cérémonies, chez Palha, où l’on aimait recevoir et perpétuer les traditions. Il observait le manège des calèches parfaitement lustrées, la mine sérieuse des chasseurs juchés sur leur plus beau cheval. Il rendait les saluts à ceux qu’il connaissait, en ajoutait pour les autres qui, certainement, ne le voyaient pas, n’en pensait pas moins, lui, l’homme de la terre, en bas, le campino de la maison Palha, le vieux maioral qui n’avait jamais porté autre chose en service que cette veste rouge sur laquelle les yeux se figeaient invariablement sur le P surmonté d’une croix.

Le bruit, les rires, l’effervescence et la légèreté de ces moments, qu’il enviait peut-être au fond, ne lui faisaient pas oublier son travail. Dans quelques jours, il faudrait en finir définitivement avec les dernières « duchesses » de Palha Blanco. Une page de l’élevage et de sa vie, aussi, serait tournée à tout jamais. Depuis une dizaine d’années, il avait assisté impuissant et malheureux au ballet macabre des portes qui claquent, des bruits sourds d’une corne sur un burladero, et il s’était vu dans la peau d’un maton qui aurait à croiser une dernière fois le regard suppliant ou empli de mépris du condamné à mort. Il avait perçu comme une accusation les souffles secs et puissants de ces vaches blanche et noire, jaune, rousse et grise qui soulevaient le sable. Cela faisait une dizaine d’années que la famille Palha avait entamé une reconversion de sang dans la ganadería. Les Palha Blanco multicolores disparaissaient à un rythme régulier des herbages alentours et, au lever du soleil, Barroca prenait conscience chaque jour un peu plus qu’il n’aurait bientôt plus à contempler que d’innombrables points noirs, quelque chose qui, de loin, ressemblerait à des moutons en négatif.

Chez Cuadri, quelques centaines de kilomètres au sud-est, on raconte volontiers l’histoire de ce toro, ‘Juguetero’, qui sema tellement la pagaille dans les corrals de Madrid qu’à la fin abdiquèrent les hommes. Face à tant de violence rageuse, ‘Juguetero’ retrouva les prés de « Comeuñas » et se sauva la vie. Devenu étalon, ‘Juguetero’ goûta les joies d’un harem qu’il n’était pas décidé à partager, car, « une année, les vachers de « Comeuñas » firent pénétrer dans l’enclos voisin huit magnifiques toros destinés à la féria de la San Isidro. La corrida pour Madrid, très forte, était également de très mauvaise humeur et les chevaux durent batailler longtemps pour la faire pénétrer dans l’enclos. Dans la nuit, agacé par tous ces va-et-vient, ‘Jugetero’ brisa la porte qui séparait les deux enclos. Et au petit matin, José Escobar découvrit que les huit toros destinés à Madrid s’étaient introduits dans l’enclos où se trouvaient ‘Juguetero’ et ses vaches. Les huits toros, alignés comme des anchois, regardaient avec envie ce groupe de vaches fort tentantes. Mais aucun n’osa s’approcher et aucun ne disposa de la moindre femelle. ‘Juguetero’ leur faisait face, en les toisant, et aucun n’osa le défier. Il avait alors seize ans. ».

Ce taureau de combat hors du commun et qui ne combattit jamais donna à l’élevage Cuadri une descendance d’où la caste suintait par tous les pores.

Ce jour de chasse au lièvre, le maioral Barroca, faussement plongé dans l’observance d’un tohu-bohu qui s’ébroue vers le campo, pense en réalité à cette petite dizaine de duchesses enfermées dans un corral. Ici, chez Palha, les duchesses ce sont les vaches de pure ascendance Veragua, car José Pereira Palha Blanco avait toujours conservé en pureza un lot de vaches d’origine Veragua sans les croiser avec des Miura. Barroca pense à elles car ce sont les ultimes. Après ça, Palha Blanco ne sera plus qu’un souvenir. Lui a cette vieille caste dans le cœur mais il n’a rien à dire — son avis ne compte pas en de telles circonstances —, même s’il ressent au plus profond de son âme de vaquero à quel point ce nucléon de vaches représente bien autre chose que des pattes et des cornes. C’est sa jeunesse qu’elles emporteront au matadero, toutes ces années où, depuis gosse et autant qu’il s’en souvienne, il a appris le métier de campino avec les anciens, dans le vent et la pluie l’hiver, sous le feu métallique de la lumière de la mi-journée l’été et dans la dureté d’un labeur dont la solitude était l’unique amante.

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