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Le tercio de varas

Antonio Purroy nous fait parvenir ce texte sur la nécessité de rendre au tercio de piques sa grandeur ; texte cosigné par d’illustres noms de la tauromachie.

varas

« Pourquoi la phase des piques est-elle défectueuse ? C’est une question que se posent beaucoup d’aficionados. Et depuis quand en est-il ainsi ? Il faudrait sans doute revenir à l’époque où le caparaçon n’existait pas, autrement dit à une époque antérieure à 1928, et en réalité à 1930, date à laquelle fut édicté pour la première fois un règlement taurin national. Et si, à cette époque, on piquait comme il faut, c’est parce qu’il n’y avait pas d’autre solution que de freiner avec la pique — la “pique de rétention”, comme on l’appelait jadis — l’élan du toro afin qu’il ne parvienne pas à atteindre le cheval et à le blesser à mort avec la culbute du picador dans l’arène. C’est pourquoi, en ces temps passés, les picadors pouvaient acquérir une renommée telle qu’ils en arrivaient à éclipser les matadors eux-mêmes.

La suerte de varas est absolument nécessaire dans une corrida, et encore plus au cours des tientas au campo — que cette épreuve concerne les femelles ou les mâles —, quand il s’agit de sélectionner les futurs progéniteurs de l’élevage. Bien qu’il paraisse superfétatoire, à ce niveau, d’expliquer ce qu’est la suerte de varas et à quoi elle sert, il n’est pas inutile de le rappeler.

Piquer dans le morrillo

La phase des piques sert à mesurer la bravoure de l’animal et à vérifier s’il intensifie sa charge ou non sous le châtiment. Il doit s’élancer au moins deux fois au cheval, car la première fois il ignore ce qu’il va trouver. Le cheval et le caparaçon doivent être légers. On doit appliquer un châtiment de façon mesurée, et en plusieurs fois. Le règlement national espagnol de 1996 stipule que le picador réalisera la suerte en obligeant la bête à venir droit — et sur sa droite —, sans vriller, lui fermer la sortie, tourner autour d’elle, sans insister et sans prolonger un châtiment appliqué de façon incorrecte. Le picador doit pointer la pique afin qu’elle tombe sur le morrillo — la partie arrière de cette bosse musculaire — et non sur la croix, et encore moins en arrière et à la chute de l’épaule, car la proximité de la peau par rapport à la colonne vertébrale peut produire une lésion musculaire importante et affecter les nerfs de cette zone. Il s’agit de freiner avec la hampe l’élan de l’animal, et non pas de léser avec le fer les muscles de l’épaule et les terminaisons nerveuses de la colonne vertébrale. Au contraire, on cherche à cadrer et à mettre en condition la charge du toro, à faire en sorte que son cou soit moins rigide, à réduire les coups de tête à droite et à gauche, à diminuer la force de l’animal pour rendre possible la faena de muleta, et à le décongestionner en le faisant saigner de façon raisonnable, pas plus de 2 ou 3 litres sur un total de 40 à 50 litres, quantité de sang que possède un toro de 500 à 600 kilos.

Mais combien de picadors sont capables d’exécuter cette suerte correctement ? Combien veulent le faire ? Et, chose plus préoccupante encore, combien de toros actuels sont en mesure de la supporter, compte tenu de leur manque de bravoure et de force ?

Piquer dans le morrillo, et non dans la croix ou, pire encore, plus en arrière et sur le côté, n’est pas un caprice. C’est une nécessité pour ne pas dire une obligation. Le morrillo — que les anciens appelaient cerviguillo — est un caractère sexuel secondaire propre aux mâles bovins non castrés, où s’accumule une importante masse musculaire (muscles trapézoïdes et rhomboïdes cervicaux, principalement) et plusieurs centimètres de graisse subcutanée.

Règlements taurins

Dans un des premiers règlements taurins, celui élaboré par Melchior Ordóñez pour Madrid (1852), on disait qu’il fallait piquer “à l’endroit que l’art exige” (art.18). Plus tard, dans le règlement de Ruiz Giménez (1917), promulgué pour les arènes de première catégorie (Madrid, Barcelone, Bilbao, Saint-Sébastien, Séville, Valence, Saragosse), on indique qu’il faut piquer “à l’endroit que l’art exige, c’est-à-dire dans le morrillo” (art. 52).

Notons qu’à cette époque on ne piquait pas sans caparaçon. Une fois édictés les règlements nationaux (1930, 1962 et 1996), on ne précise pas sur quelle partie de l’anatomie de l’animal doit être appliquée la pique, et il en est de même dans les règlements des autonomies de Navarre (1992), du Pays basque (1996), de l’Aragon (2004) et de Castille et León (2008) ; ce n’est que dans celui de l’Andalousie (2006) qu’on dit qu’il faut piquer, de préférence, dans le morrillo (art. 54.4). Curieusement, le règlement français précise que “le picador devra piquer dans le haut du morrillo” (art. 73.4).

Comme on l’a dit plus haut, il ne faut jamais piquer dans la croix, et le comble est que certains affirment que c’est là qu’il faut piquer. C’est une grave erreur. Chez les bovins, la jonction des extrémités ou pattes antérieures avec le tronc — qu’on appelle syssarcose — s’effectue par le biais des scapulas et de différents muscles et cartilages, et non par le biais des clavicules comme chez les humains. Cela rend cette zone fragile et très vulnérable aux effets de la pique, car celle-ci atteint des zones musculaires, vasculaires et nerveuses, vu qu’à cet endroit il n’y a plus le morrillo. Mais il est pire encore de piquer plus en arrière, là où la distance entre la peau et les apophyses épineuses des vertèbres dorsales est très faible — seulement quelques centimètres —, et où, en conséquence, la colonne vertébrale est directement affectée. L’action de la pique fait que ces apophyses peuvent se rompre et, surtout, que peuvent être lésées les connexions nerveuses qui aboutissent à la colonne ou en partent. Et ce qui est absolument intolérable, outre le fait de piquer en arrière, c’est de le faire sur le côté, car alors on peut léser les apophyses transverses, des ramifications neuronales et des insertions musculaires, de même que les muscles de l’épaule — le muscle longissimus y multifidus dorsalis, entre autres —, sans compter la possible perforation des poumons. Dans ce cas le dommage est considérable, et il n’est pas étonnant que des toros sortent de la suerte de varas en chancelant et en roulant sur le sable. En outre, quand on pique en arrière, on obtient l’effet inverse à l’un des objectifs fondamentaux de la pique : dans les phases suivantes le toro tend à lever sa tête au lieu de la baisser. Il faut que les toreros le sache.

La plus grande lésion subie par le toro actuel est due au fait qu’on le pique dans la croix, ou plus en arrière et sur le côté. Cela fait longtemps que les picadors savent où cela fait vraiment mal ! Et elle est admirable la résistance de ces nombreux toros qui, après avoir enduré une phase de piques criminelle, sont encore capables d’offrir 70 ou 80 passes de muleta au dernier tiers ! Fort malheureusement, on continue d’estropier bon nombre de toros au cours de cette phase.

La sensibilité des spectateurs

Les détracteurs de la phase des piques prétendent que la sensibilité actuelle la rejette. Et le plus grave est que de nombreux “taurins” et certains éleveurs, qui se croient influents, soutiennent ce jugement. Lorsque la suerte se fait correctement, avec des chevaux légers et “toreros” (les règlements actuels interdisent qu’on utilise des chevaux appartenant à des races de trait — art.60 du règlement national de 1996 —, mais ne faudrait-il pas alors écarter les croisements de ces races avec le cheval espagnol ou lusitanien, par exemple ?), en piquant en avant et en mesurant le châtiment, face à un toro de caste et avec de la force, les gens apprécient le spectacle, se lèvent de leur siège, font une grande ovation et obligent le picador à faire un tour d’honneur, accompagné généralement par les autres subalternes qui, juste après, sous l’emprise du moment, réalisent un grand tercio de banderilles. Certes, ceci exige de la part du matador de la générosité afin que puissent briller le toro et sa cuadrilla, fût-ce au prix de quelques passes de moins pour sa faena de muleta.

Il est vrai qu’il faudra éduquer le public qui vient aux arènes et lui faire voir que la suerte de varas est une des étapes les plus importantes de la lidia, et même de la tauromachie ; qu’elle est aussi nécessaire que belle quand on l’exécute comme il faut. Ce qu’il faut bannir fermement est la monopique, qui est à l’opposé de l’essence de cette suerte, ainsi que la carioca, inventée à l’époque pour empêcher la sortie des toros mansos qui fuient. Il n’est pas non plus nécessaire de diminuer le “châtiment” de la pique actuelle si l’on pratique correctement la suerte. Ce qu’il conviendrait de faire, en revanche, c’est d’ôter de la longueur à la jupe du caparaçon, comme on le stipule dans les règlement des autonomies de Navarre et d’Aragon, où il est dit que celle-ci ne doit pas se terminer à une hauteur inférieure à 65 cm du sol (art. 62 et art. 50.2). De cette façon, les toros qui baissent la tête, et qui ont de la force, ont la possibilité de soulever de terre le cheval et de sentir qu’ils peuvent vaincre l’ennemi. Dans les règlements d’Andalousie et de Castille et León, il est dit que la jupette antérieure du caparaçon ne sera pas à moins de 30 cm du sol, hauteur nettement insuffisante.

En France, par exemple, on a obtenu que les choses se passent bien en vingt ou trente ans, particulièrement dans une demi-douzaine d’arènes importantes. Le public français n’est pas moins sensible que l’espagnol. Les spectateurs comprennent que la phase des piques est nécessaire, mais ils exigent en même temps qu’elle se déroule bien ; ils protestent contre ce qui est mal fait et, bien entendu, ils ne permettent pas que le picador rectifie un coup de pique maladroit. Rien de plus beau qu’une arène enthousiasmée à la vue d’un toro qui s’élance vers le cheval, d’un extrême à l’autre de la piste, et ceci pour une troisième ou quatrième pique, même si l’on doit piquer avec le bois d’une hampe retournée (regatón). À ce moment, le public ne voit ni le sang ni l’éventuelle souffrance du toro, en particulier si le toro est brave, s’il a de la prestance (trapío) et de la force. Mais là est le hic.

Toro noble et soso, sans force

Les ganaderos, sous la pression de “taurins” influents, ont été conduits au cours du dernier siècle et, en particulier, au cours des dernières décennies de celui-ci à sélectionner un toro plus noble que brave, avec, en conséquence, une perte de sauvagerie et de force, autrement dit un toro bonasse et prévisible qui n’offre pas d’émotion à la corrida.

L’art sans émotion dans le toreo n’est pas de l’art (“l’esthétique nous étouffe”, disait Miguel de Unamuno). Quand le public se rend aux arènes, il y recherche de l’émotion et de l’authenticité, faute de quoi il aura du mal à revenir. Et quand ce public, qui n’a pas besoin d’être aficionado éclairé, constate par ses propres yeux que l’affrontement entre le cheval et le toro est équilibré ; que le toro possède “de la caste, de la puissance et des pieds” — l’expression est de José Ortega y Gasset — ; qu’il charge de plus belle dès la première pique ; qu’il ne se décourage pas parce qu’il devine qu’il peut vaincre son ennemi ; qu’il semble même prendre du plaisir au combat, ce toro ne lui fait pas pitié. Si, en outre, on exécute bien la suerte, dans le public cela peut être le délire… Mais tout cela exige de la compétence, du courage et de la générosité de la part de tous les acteurs dans l’arène.

Il en est tout autrement lorsque l’adversaire auquel est confronté le picador est un toro suspect d’avoir été manipulé, sans élan combatif, avec peu de force, incapable d’accourir deux ou trois fois au cheval. Alors, outre le fait que la suerte ne peut pas se pratiquer correctement, les spectateurs s’appitoient sur lui. Il est absolument indispensable d’en revenir à un toro brave qui soit capable d’affronter avec succès cette phase, il est non moins indispensable de piquer avec des chevaux légers et très mobiles et de faire les choses correctement. Lorsque ces conditions seront réunies, la phase des piques occupera à nouveau le premier plan qu’elle n’aurait jamais dû perdre, et sera un élément fondamental pour la défense de la corrida et, avec elle, de la tauromachie.

Il s’agit en définitive de faire en sorte que les spectateurs respectent et admirent à nouveau les picadors, pour la raison qu’ils réalisent comme il convient la suerte de varas, en appelant de loin le toro, en pointant la pique, en piquant sur l’avant et sur le haut du fauve, sans vriller, en mesurant le châtiment au cours de plusieurs rencontres et sans fermer la sortie. Est-ce si difficile de piquer ainsi ? » — Antonio Purroy, Santiago Martín ‘El Viti’, Antonio Miura, Venancio Blanco, Rafael Cabrera, François Zumbiehl

  1. Anne-Marie Répondre
    Et en français en plus ! Merci Laurent.

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