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« Toros »

toros1995Longtemps je serai cet enfant qui voulait lire Toros. Pour le titre. Toros. Avec deux « o » et non pas avec « au » et « eaux ». Toros, comme les toros d’Espagne que je dessinais noirs et naïfs à côté de la maison, du chemin qui y mène et de toute la famille qui se tenait la main.

On passe sa vie à regarder agoniser son enfance et tout ce qu’elle portait en elle. Dans le monde des toros, les enfants veulent devenir des toreros et ils font des passes au vide avec de vieux draps salis en étant assurés au fond d’eux-mêmes qu’un jour le toro noir et naïf du dessin poursuivra cette étoffe avec ses cornes immenses, forcément immenses, et que le public applaudira sans cesse, sans fin, en un cri de bonheur, cri fait de mille cris comme l’aurait écrit Guy de Maupassant.

Je n’ai jamais voulu être torero, ou pas longtemps, ou bien la réalité de la vie a-t-elle trop tôt pris le pas sur mes rêves d’enfant. Je crois que je ne me souviens plus. Je n’ai jamais voulu être torero, mais j’ai désiré très tôt lire Toros. Pour le titre. Toros. Avec deux « o » et non pas avec « au » et « eaux ».

Je ne connaissais pas les signatures, ne comprenais certainement pas la prose spéciale inhérente à cet univers obscur, mais je savais, du peu qu’il m’avait été donné de parcourir certains numéros, qu’on y racontait le monde des toros que je voulais comprendre. On a dit et écrit de Toros qu’elle était le bulletin paroissial des aficionados ; qu’elle était démodée, dépassée, austère, rêche et d’aspect peu sapide. En certains points, pourquoi le nier, je l’ai pensé aussi quand j’ai été plus grand.

J’ai longtemps regretté qu’il manquât à la revue une dimension stylistique plus littéraire. J’ai maugréé parfois — souvent — à la lecture de reseñas signées dans la partie Sud-Ouest — je pouvais comparer avec ce que j’avais vu. Je me suis emmerdé, vraiment, profondément, à décrypter certains éditos autopsiant à la virgule près l’évolution de la T.V.A. sur les spectacles taurins depuis cinquante ans. Pourquoi le nier ?

Je reste abonné à Toros. Pour le titre. Toros, avec deux « o ». Je signe chaque année un chèque pour soulager, c’est un semblant d’explication, une encombrante nostalgie de l’enfance et de l’adolescence, mais aussi et surtout parce qu’avec le temps qui passe j’ai pris conscience que Toros avait été pour moi une forme d’incarnation — forcément imparfaite — de la manière dont je concevais et dont je conçois toujours l’afición a los toros. Lire Toros — car Toros se lit et ne se contente pas de se laisser parcourir — a été une grande école d’afición et de ce qu’elle exige : apprendre pour comprendre, creuser un sujet, se creuser la tête, réfléchir. Être aficionado ne se résume pas à poser son séant sur les gradins d’une arène en ayant feuilleté au préalable le papier distribué par les organisateurs. Il existe des milliers de façons d’être aficionado et de le devenir, mais ces milliers de routes ne sont pas parallèles, elles se rejoignent toutes dans la nécessité de comprendre au-delà du sentir ; ce sentir absurde et vide, insensé, qu’érigent en loi les taurinos actuels et les publics soumis. Pour comprendre, Toros fut une école, à l’ancienne, pas celle des férus de pédagogisme à la con ou du ludique à tout crin. Une école où les trastos étaient le dictionnaire, le Cossío et cette envie intestinale de foutre le camp demain en Espagne voir à quoi ressemblait la réalité de tous ces mots.

Je reste abonné à Toros. Pour le titre. Toros, avec deux « o ». Je ne suis plus un enfant et Toros a changé. Pierre Dupuy manque ; il n’y a plus de photographes dans la revue ; les chroniques camperas ne nous amènent plus du tout sur les chemins de traverse, comme savait le faire Dupuy et sa prose de juriste. Pour tout cela, je pourrais ne plus signer ce chèque chaque année.

Mais je le signe. Pour le titre. Toros, avec deux « o ». Pour lire des reseñas avec quinze jours de retard parce que ça entretient les rêves et parce que l’homme a besoin de temps. Numéro 2000… Bravo la vieille !

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