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Curro Romero dans ma tasse de thé

 

C’est mon grand-père qui enregistrait. Je revois les cassettes bien alignées dans un petit carton façon boîte à chaussures. Les autres contenaient exclusivement tous les reportages possibles et imaginables concernant la Seconde Guerre mondiale. Il avait été résistant et la guerre n’avait jamais pris fin pour lui. C’est du moins ce que nous pensions tous à son sujet. L’image de sa graphie est demeurée très nette dans ma mémoire. Chaque cassette était méticuleusement annotée et si nécessaire, il indiquait à quel moment de la bande se trouvait telle ou telle séquence. La corrida ne l’intéressait — je l’ai compris plus tard — que dans ce qu’elle tissait un rapport entre lui et moi. Il m’a raconté avoir couru les courses landaises dans sa jeunesse comme tous les mômes du coin et des Landes j’imagine. Mais la corrida n’était pas son monde et elle se résumait, pour lui, à une émission régulière sur une chaîne cryptée qui venait de naître ; émission qu’il regardait pour pouvoir l’enregistrer puis m’en parler, un peu. Quand je pénétrais dans la grande salle à manger, je le voyais enchaîné à son Canard, les bretelles mal tenues, la mine renfrognée par les nouvelles de la semaine et grossie par ses lunettes épaisses de vieux bonhomme. Au travers des odeurs stagnantes de la viande grillée du midi, les volutes de ses cigarillos de tabac brun circonscrivaient encore plus sa silhouette dans l’espace trop grand de la pièce où nos photos et quelques tableaux du cousin artiste coloraient la teinte sombre des lourds meubles de bois. J’ai vu nombre de photographies de sa jeunesse et de son âge d’homme mais c’est l’estampe fragile de ce vieil homme qui est la seule qui persiste dans ma mémoire comme les marques d’usure sur un mur.
J’ai repensé à lui, comme un éclair, quand Curro Romero a entamé sa faena face à ce toro de Garzón, à Madrid. Ça faisait longtemps qu’il ne m’était pas apparu, lui, mon grand-père. On ne va pas se mentir, plus passe le temps et plus s’espacent les soubresauts des souvenirs et les déchirements de la perte définitive. Il a suffi que le faraón tire ce derechazo extraterrestre (le 3ème) pour que les éraillements de sa gorge nicotinée jaillissent dans l’instant en une expérience proustienne sans thé ni madeleine, à chacun son temps. J’ai regardé cette oeuvre des dizaines de fois — il me semble qu’il s’agit de la corrida de despedida d’Antoñete à Madrid en 1985 — sur ma vieille vhs enregistrée par mon papy et les souvenirs eussent pu être d’autres à chaque fois. Mais c’est lui qui est revenu et son monde perdu à jamais. Merci Curro Romero.

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