logo

L’instant

LL-falcesC’étaient les traces du peigne qui me plaisaient et la verticalité des barres de protection. L’Espagne conserve encore la tradition du peigne. Je n’ai découvert les yeux qu’après et ce regard qui fout le camp où aucun autre ne va. Les photographies ne sont que des interprétations ou des rêves parce que nous sommes inaptes à penser le temps présent, l’instant tel qu’en lui-même et que nous sommes bien incapables de nous affranchir de cette propension toute humaine à se raconter des histoires à partir d’un rien, à partir d’un cheveu passé au peigne fin ou d’un regard qui ne regarde pas où tous les autres regardent.

De ce vieil homme derrière ces barreaux il y aurait tant à imaginer. Que regarde-t-il ainsi vers le haut ? Où se pose cet œil triste et clair ? Déjà j’interprète. En quoi est-il triste après tout ? Parce que c’étaient les traces du peigne et la verticalité des barreaux de protection qui me plaisaient, je n’ai pas observé où s’arrêtait cet œil baigné de la lumière d’une place où de jeunes gens du village jouaient aux beaux comme le fit, peut-être, il y a fort longtemps le corps qui porte cet œil et cette tête bien peignée. Je ne regrette pas.

L’instant dura-t-il un instant ? A-t-il regardé plus que cet instant-là ? J’ai imaginé — et c’est pauvre et c’est presque convenu — qu’il y avait une vieille femme là-haut. De son âge, de son temps, de son passé à lui. L’a-t-il aimé ? Le lui a-t-il dit ? Ou pas ? Ça serait plus beau qu’il ne lui ait rien dit. Dans l’œil, l’amour gardé secret d’une femme croisée tous les jours sur la place ou en achetant le pain. Des regrets, des larmes versées certains soirs, le cœur qui bat encore à son âge. La vie. J’ai imaginé ça. Et puis aussi que c’était sa maison qui était au coin de la place. Et qu’il se disait qu’il faudrait faire repeindre les volets et que certaines tuiles avaient mal supporté l’hiver passé. Il faudrait en changer quelques-unes, demander au gendre ou au fils de bien vouloir s’y coller. Oui, faudrait faire ça mais avant de faire bouger le gendre, il allait falloir se lever de bonne heure. J’ai imaginé d’autres histoires, d’autres possibles, tous ceux que je n’ai pas su observer cet instant-là et c’est tant mieux. On rêve en faisant des photos. Sur la place, il y a des vaches braves et des jeunes qui jouent aux beaux…

Laisser un commentaire

*

captcha *