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Le percepteur volant

« But you stand there so nice in your blizzard of ice
Oh please, let me come into the storm »
Leonard Cohen – One of us cannot be wrong

Que l’on me permette d’évoquer ici la première corrida de Victorino Martin à Séville en avril 1996, le sorcier de Galapagar, El Tato, mon père et moi même effectuions ce jours là nos présentations respectives à la Maestranza : Ortega Cano et Pépin Liria complétaient un cartel un peu anonyme a priori pour lequel les reventas bradaient les places quelques heures avant la course. Les deux anonymes d’alors avaient ce jour là coupé une oreille chacun et semé les graines qui allaient leur permettre de récolter de grands triomphes à Séville, Victorino s’était installé dans la programmation d’avril et pour ma part, mon afición a los toros s’était un peu plus aggravée. Je retrouvais donc hier ces toros dans le même coso avec une pointe d’émotion en pensant que 20 ans après, mon père nous avait laissés, notre afición commune et moi à mi-chemin.

Quand le cousin Adolfo envoie des escadrilles d’Aviador à Valencia et ailleurs, Victorino balance un lot aux patronymes étranges, un percepteur et trois copines, un maraîcher spécialisé en melons et une injonction à la foi subjonctive. La corrida affichait des hechuras dans le type de la maison, avec des poids affichés plutôt élevés (de 555 à 606 kilos), et ne dépassant pas les 4 ans et 4 mois. Passons sur le très grand premier (606 kg), Baratera qui, comme son nom l’indiquait, devait solder son destin de géant rapidement et tromperait son monde sur le reste de la course. Toro faible, tombant plusieurs fois avant pendant et après le premier tiers. La course commença vraiment avec Pesadora de 570 kg, Toro violent à la pique en deux rencontres dont la première par surprise qui désarma le picador et faillit le faire choir en embarquant le cheval dans une valse les antérieures en l’air. Morenito de Aranda est un torero au toreo très photogénique mais manquant cruellement de mando, notamment dans le troisième temps de la passe où le toro file droit alors que le trajet de la muleta s’arrondit. Il mit du temps à trouver la mesure d’une charge qui pesait et fit rugir les tendidos sur une série à droite. Le passage à gauche, deux désarmés et quelques accrocs finirent de donner au Victorino les défauts de sa race même si un dernier passage à gauche suave à un toro épuisé mais maintenant une embestida grâce à sa caste laissa une meilleure impression avant un pinchazo et 3/4 d’épée.

Le 5, Paquecreas (« Pour que tu croies » plutôt que « pourquoi crées-tu ? ») enjoignait donc au torero d’Aranda del Duero d’avoir foi en sa bonne étoile alors que les deux combats précédents venaient de mettre la Maestranza sens dessus dessous. Las, malgré la « Porta Gaiola » et un capoteo élégant, le train des trois bons toros de Victorino avait passé et Morenito avait raté la locomotive au 2 : Paquecreas, tobillero, collait sérieusement. Le 6, Melonero, chargeant à mi-hauteur, avisé et probablement dangereux ne permit pas non plus à Ureña d’ouvrir la Porte du Prince en coupant l’oreille qui manquait à son bilan.

Dans la roue de Pesadora, au cœur de la corrida sortirent deux toros importants, qui trouvèrent face à eux deux toreros capables d’exploiter les possibilités offertes et permirent aux survivants des tendidos de racheter les désastres subis les jours précédents. Les combats des deux Victorinos constituèrent deux moments véritablement importants pour l’aficionado, pour des raisons différentes.

Galapagueña, numéro 39 01/12 de 555 kg, permit à Paco Ureña un accueil torerissime par véroniques le genou ployé, poussa fort avant de se lasser un peu à la première rencontre et répondit avec alegria au premier tintement d’étrier du picador à la seconde dont il sortit toutefois seul. Au deuxième tiers, il confirma sa promptitude à charger. Paco Ureña, pantin lunaire à tête Mario Draghi rose et or, entama un récital extraordinaire à droite, fit jouer la musique en deux séries templées et toréées, laissant pour le souvenir un derechazo extraordinaire avant de prendre la gauche où le toro s’avéra plus compliqué. De retour à droite, Ureña de face offrit des séries vibrantes à un toro buvant le leurre avec codicia et transmission laissant imprimées sur la rétine des muletazos d’anthologie, toréés et rematés derrière la hanche, démonstration superlative de toreo classique, puissant, de celui que l’on qualifie d’éternel et qui renvoie à leurs études les pegapases profilés et les adeptes de la jambe contraire en retrait. Un torero déployait sous nos yeux et face à un bon toro le répertoire court et profond qui s’affranchit de passes changées dans le dos et des conseillers en communication. Grâce lui soit rendue pour son immense gloire ! Paco Ureña entra droit pour tuer, cassa le coude en basculant et laissa une entière légèrement tombée pour couronner son labeur. Deux oreilles tombaient du palco, peut être légèrement généreuses étant donné les difficultés à gauche et l’emplacement de l’épée. Nous n’avons toutefois pas eu besoin de partir au Panama pour voir pires scandales.

Après la démonstration de toreo et le succès comptable d’un Ureña me semblant chaque fois plus serein et maîtrisé, Manuel Escribano, n’eut d’autre choix que d’aller a Porta Gaiola pour justifier son cartel et rejoindre le Murciano dans le triomphe. En delantera de gradas, je venais de saluer trois amis de Granada fidèles de Ceret et Vic qui m’accueillirent par le traditionnel « vamos a indultar hoy ? » en référence à ma blague de tendido favorite quand choient les cornus.
Sortit alors des chiqueros Cobradiezmos, numéro 37, 12/11 de 562 kg, pour entrer dans la légende, les mémoires et les conversations pour les décennies à venir. Le toro le plus clair de l’envoi surgit précédé d’un patronyme de percepteur apostolique peu engageant : le diezmo est la dîme, cobrar signifiant encaisser. Escribano reçut le fisc sacré par une larga à genoux avant d’enchaîner avec une série de véroniques électriques, puissantes de la maison. Dès le premier tiers, l’Albaserrada exacerbait déjà les caractéristiques de son encaste en « humiliant » de façon superlative, mufle et frontal rasant le sable et transmettant une émotion fabuleuse aux tendidos : barrera, gradas, japonais, indiens et martinets inclus. S’il s’agit de cocher des cases pour juger de la valeur de l’indulto, sachez qu’à la première rencontre le toro souleva les pattes antérieures du groupe équestre en poussant fort et sur une corne seulement et qu’il partit de loin à la deuxième rencontre après avoir tardé et gratté le sol puis qu’il fut « préservé » dans le châtiment. Escribano avait trouvé du répondant à son toreo athlétique et efficace. Il banderilla à sa façon, mieux qu’en d’autres occasions et conclut par un quiebro aux planches citant court assis sur l’estribo.
La faena s’ouvrit par de sensationnels doblones puissants en avançant toréés sur deux mètres chacun, Cobradiezmos entama ensuite une faena fabuleuse, volant au ras du sol, planant dans les embestidas à droite, noyant dans un torrent de bravoure et de noblesse une Maestranza qui se mit à déborder de joie. Pour ma part, je posais le stylo pour me prendre la tête à deux mains et constater entre chaque série l’effarement qui gagnait également les voisins. « S’il est pareil à gauche… » se disait-on. Escribano prit la gauche, Cobradiezmos s’envola à nouveau, répétant inlassablement dans la muleta avec la même codicia et la même transmission, l’arène était bouche bée et le torero de Gerena aguantait le débit, baissant la main, avançant la main pour accrocher l’embestida apparemment infatigable. Je ne me souviens plus quel ponte de la littérature taurine classique écrivait qu’il fallait regarder le toro et toujours le toro, l’arène, frénétique, ne voyait plus que lui et à chaque remate, dans la folie générale je me justifiais auprès de mon voisin : « non mais là, j’applaudis le toro ! »
Après un retour à droite, le public commença à demander l’indulto, Escribano donna encore quelques séries, notamment par le haut pour préserver le percepteur volant qui semblait commencer à manquer un peu de kérosène. Sortit le mouchoir orange et deux mouchoirs blanc. Dans la tourmente, on sortit les cabestros avant que le torero ne réalisât le simulacre d’estocade avec une banderille. L’arène bouillonnait du bonheur indescriptible de ceux qui connaissent leur chance d’y avoir assisté et qui savent où sont passés leurs impôts des jours précédents. Mérité ou non, cette Maestranza qui se contente si souvent de faire-valoir idiots venait d’obtenir la grâce d’un toro pour ses qualités propres et non comme récompense supplémentaire à un torero comme cela est trop souvent le cas désormais.
Que dire d’Escribano ? Sinon qu’il fut dans son style à la hauteur de l’événement (notamment à droite), aguantant la charge de Cobradiezmos, permettant à l’arène de « voir » un énorme toro, il fut capable de conduire la charge, de lier et de baisser la main, ce qui dans pareilles conditions me semble déjà immense.

À la sortie des arènes, les convives rivalisaient d’enthousiasme dans les conversations, et la Sevilla si torerista que nous connaissons tous ne toréait pas dans la rue : avec la bénédiction et dans le sillage de son percepteur sauvé et sacré, elle faisait l’avion.

Elle planera longtemps.

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