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Sevilla, Morante y su Puta Madre

IMG_0249La Puta Madre
À Séville même la comptabilité revêt des aspects ésotériques qui nous échappent. Bruna évoquait certains épisodes de sinpa* dans le restaurant qui l’emploie :
Y algún día, fui atrás de una pareja de Chinos porque faltaban 5 centavos…
– 5 centavos ?
– Si, si… 5 centavos ! Que yo después hago la caja con la entrada, la salida y la puta madre !**

La Puta Madre consiste autant en une interjection, qu’une ponctuation, en une variable d’ajustement qu’une emphase, voire en un esprit invisible qui flotterait dans l’atmosphère conférant aux choses et aux conversations une couleur particulière. Il n’est pas rare que sur les gradins de la Maestranza, sous les orangers en fleurs, dans les calèches et au soleil des casetas on aille jusqu’à lui déféquer dessus (Me cago en su puta madre), ce qui ne manque pas de donner plus de saveur et une abstraite consistance au concept. La Puta Madre est peut être en fait le mauvais génie qui infuse en ce lieu et qu’on invoque à loisir autant qu’on se plait à le maudire et le martyriser. En Espagne et plus particulièrement à Séville, il faut compter avec, à l’heure de faire la caisse comme à celle de s’installer en tendidos pour voir Morante de la Puebla.

Est-ce la facétieuse Puta Madre qui flottait dans l’atmosphère cette année lorsque mercredi, au retour de chez Cuadri et avant les Victorino, je percutai le scooter d’un employé de la Maestranza, lorsque s’évanouit mystérieusement ma carte bleue, lorsque les Granadinos blaguèrent sur l’indulto alors qu’allait se présenter Cobradiezmos, qu’un martinet me chia sur l’épaule avant le quatrième Toro de Morante ou que la pluie noya les tertulias enthousiastes après le triomphe du Maestro de la Puebla del Rio ? Les signes concordent sérieusement et il me semble plus prudent d’y croire désormais.

Morante
José Antonio n’en finit plus de revenir à Séville après deux ans d’absence et en trois corridas et un toro, avant que ne sorte Dudosito, « la dernière cartouche », la Maestranza n’a toujours rien vu. J’exagère, ce n’était pas Henri Guybet déguisé en torero pour autant. En trois contrats Morante de la Puebla a entendu 3 avis le dimanche de Résurrection, a plu à quelques amis vendredi 8 et selon mes notes eut le temps de dessiner deux Véroniques de cartel mardi avant que le 1, Amante, ne soit répudié pour impuissance manifeste et remplacé par un petit truc d’Albarreal qu’il lui fallut liquider tout comme l’invalide quatrième de Jandilla.
Hier, au premier toro nommé Licenciado en robe pêche, l’accueil se fit à la Véronique dont deux ou trois magnifiques de toreria et de lenteur furent entachées chacune d’un léger accrochage final, défaut qui serait par la suite le leitmotiv de la faena. Deux piqûres et « bien Lili à la troisième paire » plus tard, la faena commença donc pleine d’allure, de faiblesse animale et de scories, laissant quelques muletazos pour le souvenir dans la troisième série de la droite et deux naturelles ensuite. Deux pinchazos, demie et trois descabellos ramenèrent les plus croyants à la modération.
Croyants, mes voisins l’étaient : à ma gauche une Sévillane fait teinter les pièces d’or de ses bracelets en se signant à chaque toro et derrière moi lorsque sort Dudosito, numéro 181, 537kg, 12/11, troisième colora’o de suite et aussi douteux de trapio que les deux précédents, un monsieur lance mi-sérieux mi-ironique : « a ver si es el toro de la feria ! »
Morante s’emploie à préserver ce monstre discret en levant la main contraire à la véronique avant de signer une demie de grande classe. Piques homéopathiques, chute à la deuxième, quite à la Véronique et demie. Commença ensuite le récital encyclopédique sans pédanterie que tout Séville est désormais en train de graver dans ses souvenirs : début par cartucho de pescado inversé dans les planches et chemin vers les tiers par aidées par le haut Morantissimes. Nous n’avions encore rien vu toutefois. Au centre, la première série de derechazos en rond, à un toro à la faiblesse templée sembla un signe du ciel à tout un peuple (é)perdu dans le désert de l’attente qui semblait éternelle. Le pas moribond du Nuñez del Cuvillo permit des muletazos d’une lenteur irréelle. « Se puede torear más lento ? »
Deuxième série a menos et moins bien à gauche. Pour le souvenir, une entame par un afarolado d’un autre siècle, quelques détails et un retour à droite à l’issue duquel un accrochage rompit le bâtonnet de la muleta. Qu’importe pour le torero qui, saisissant les deux pans de la muleta brisée remata la série par une demie-véronique « achicuelinada » qui acheva de faire perdre la raison aux tendidos. Une fois l’épée changée une série de naturelles dont deux ayant valeur d’affiche remit les choses au point quant au bilan de la gauche. Entière desprendida, le toro vacille, Séville s’écroule de bonheur et tombent deux oreilles du balcon. Chutes abondantes de cigares, gourdes, chapeaux, casquettes, éventails, foulards, vêtements et chaussures sur le sable au passage du matador.
Salomon vous êtes Juif ?! Non mon ami… Je suis Morante de la Puebla, prophète en mon pays. Son peuple le portera jusqu’à l’hôtel.

Séville :
Séville se passionne pour sa Sévillanité, se contemple et s’aime. Elle se suffit à elle même : il existe peu d’endroits sur terre où l’impression qu’il n’est de monde qu’ici et rien après soit aussi forte. Ses habitants ont le temps. Le temps de se vêtir comme nulle part, de s’amuser ou d’ignorer les guiris qui lui assurent la subsistance, de sortir tard à la feria et de vous faire comprendre que malgré tous vos efforts vous êtes vraiment d’ailleurs. Ailleurs c’est à dire au-delà du rien alentours, ainsi que le soleil Guerra voyait l’astre Gallito comme une galaxie périphérique après le « nada« . Inutile donc de prendre ombrage. Séville tutoie le sublime comme le ridicule du haut de sa préciosité souveraine, hautaine marcheuse de corde allant son propre chemin. Elle ne se compare à personne, elle s’évalue toutefois, se toise sans inquiétude. Régulièrement, Morante de la Puebla passe pour lui tendre un miroir dans le reflet duquel la ville se reconnaît, se plait, se charme et s’espère, évalue sa propre Sévillanité et patiente inlassablement. Séville se mesure à l’échelle de la comète Morante, elle s’y réfléchit autant qu’elle s’y admire, se rassure de s’y voir immuable ou presque. Le temps, le changement, cela se temple comme tout le reste. Elle ne prend plus la peine de se courroucer des caprices de son torero, avec l’âge on sait que la vie a ses aléas et que tout finira par revenir et par arriver.
Séville se délecte de ses toreros, de son indifférence pour cette grossièreté puante qu’est le bétail, se félicite de voir préserver (cuidar) un toro faible qui permettra peut-être la liturgie du toreo tel qu’elle se rêve et le conçoit. Car si Séville ignore le reste du monde, elle n’est pas pour autant inconsciente d’un ailleurs laborieux, efficace et pressé. Elle en a entendu parler. Lorsqu’elle se pique légèrement de modernité, elle consent à accorder quelques faveurs à ces toreros qui paient comptant, lui donnent tout, gèrent leurs carrières avec des chiffres ou du sang et des oreilles arrachées sur des passes changées et des arrimons. Séville parfois sentimentale est peu matérialiste : elle n’a besoin de rien de tangible pour se plaire : une esquisse de toro tout juste, surtout rien qui la brusque ou la dérange. À quoi bon ? elle n’a besoin que d’effluves, de parfum et de sa propre image. Celle que lui renvoie son Morante, ce gourou alchimiste qui lui prouve et lui promet que rien ne se transforme, que tout se crée pour qui veut y croire. Il ne quitte sa ville que pour mieux en donner le spectacle ailleurs, à ceux qui voudraient bien essayer de comprendre et qui ont donc tout faux. Car cette bonne parole se mérite par la foi et se ressent mais ne s’explique donc ne se comprend pas. Séville est une foi, une croyance et le toro rien d’autre qu’un possible inconvénient à la pureté du toreo.

Vaporeuse, Séville s’affranchit de tout, sauf d’elle même, de Morante y de la Puta Madre, qui rode.
Appelons tout cela une Trinité.

* « Sin pagar » : s’en aller sans payer, restau-basket, grivèlerie…
** un jour je suis partie chercher un couple de chinois parce qu’il manquait 5 centimes / 5 centimes ? / oui oui… 5 centimes ! C’est qu’après moi je fais la caisse avec ce qui rentre ce qui sort et la puta madre !

  1. Grandchamp Bernard Répondre
    Frédéric, Faut-il que le "duende" t'ait compté parmi ses élus lorsque tes mots ont si justement dit Séville : "Séville est une foi, une croyance et le toro rien s'autre qu'un possible inconvénient à la pureté du toreo" !... Encore merci pour ces mots-là, et tous ceux aussi qui les précédaient. Abrazo fuerte - Bernard Grandchamp "Largo campo"
  2. Xavier KLEIN Répondre
    Cante jondo...

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