logo

Polyptyque primitif : Saltillo ou Le jardin des supplices

boschDans la ménagerie infâme de nos vices,

Il en est un de plus laid, plus méchant, plus immonde !

Quoiqu’il ne pousse ni grands gestes ni grands cris,

Il ferait volontiers de la terre un débris

Et dans un bâillement avalerait le monde ;

 C’est l’Ennui !

Pour le dire d’emblée et sans nuance, la course de Saltillo (devise et fers de Moreno Silva cette année encore) fut dans l’ensemble une mansada à peu près infâme pour les toreros et une légitime source de préoccupation pour l’éleveur. Ramenée à des temps humainement immémoriaux, l’arène n’a pas bronché et s’est accrochée à son siège pendant deux heures et vingt minutes avec une légitime bienveillance dans les moments les plus difficiles pour les hommes en piste. Que la course fut mansa et parfois dangereuse est parfaitement indéniable, en revanche prétendre que la course à laquelle nous avons assisté « ne soit pas de la tauromachie » est absolument mensonger. La tauromachie s’avère bien plus légitime dans la lidia d’un toro manso et dangereux dont la mort ne semble pas aller de soi à sa sortie des chiqueros que dans ce spectacle trop répandu où il n’est question que de « doser les châtiments » et maintenir debout un bovin niais au cours d’une faena de 10 minutes et 80 passes. Les combats d’hier n’auraient pas dépareillé dans le catalogue des tourments illustrés par Jérôme Bosch comme promesses de traitements infernaux réservés aux pécheurs. La corrida comme prolongement de la visite de la fascinante et indispensable exposition aux détails cauchemardesques qui ouvrait ce jour-là et que le Prado consacre au Primitif Flamand.

La tauromachie est un rite, un acte d’héroïsme où l’intelligence, la technique et quelques matériels dérisoires triomphent de la mort qu’un toro sauvage de 500 kilos promène au bout de ses cornes. Le toro constitue un danger et une menace auxquels le torero survit. C’est aussi simple que ça. L’imposture et la perversion de la tauromachie moderne résident dans ces corridas où face à des animaux indignes, morts-vivants et arrêtés, le torero se met délibérément en danger pour susciter une émotion que l’animal sans force ni caste n’apporte plus en piste. Ainsi survinrent quelques accrochages pour des toreros comme Roca Rey ou Juli (ce n’est qu’un exemple, pas une obsession) à Séville. Dès la fin de la course, le couplet du « genre de toro qui ne devrait plus exister » fut entonné à nouveau, comme quelques années auparavant à l’égard du même élevage. Refrain inaudible quand corrida après corrida les élevages qu’imposent les vedettes ruinent des ferias entières dans l’attente du collaborateur parfait, noble avec une petite étincelle de transmission qui permettra à l’un d’ensorceler les tendidos et à l’autre de faire un numéro de dressage.

Cela étant dit, il convient d’apporter des nuances et de parler de la course elle-même : âpre, cruelle, très forte de pattes, présentée dans ce type très léger dans lequel les novillos de Moreno Silva firent des ravages au tournant des années 2010 (avant de gonfler et de perdre en sauvagerie), la course n’avait pas cinq ans et certains toros furent protestés (à tort à mon sens) à leur sortie pour leur gabarit réduit. La grande inconnue de la course fut le comportement du quatrième toro qui échut à Sánchez Vara et qui n’avait pas une passe. Cela n’est pas une expression : ‘Cazarrata’ (numéro 45, né en décembre 2011 de 503 kg) vint sur le matador au premier capotazo et ne se laissa dès lors plus approcher. Parfaitement désintéressé par les hommes alentours au premier tiers, il s’allumait de loin pour prendre quelques refilones aux chevaux déplacés vers sa querencia. Après une demie-douzaine de rencontres, de ruades et d’effleurements, le président sortit le mouchoir rouge. Livide, Javier Ortiz aurait volontiers abandonné son cachet pour céder son tour à son matador qui se contenta de tenter de donner la brega. Le péon finit par clouer une paire, suivi par Raul Ramírez (le puntillero sauteur à la garrocha) qui répéta l’exploit de se présenter avec les banderilles noires face au toro, ne parvenant qu’à clouer une banderille au deuxième essai (mais les deux au premier, Olé !). De façon surprenante, Sánchez Vara ne prit pas l’épée de mort dès le début de faena mais ne s’embarrassa pas de son arme factice très longtemps, le toro restant inapprochable et terrifiant : tête haute veleto, ouvert et astifino. Professionnel et impressionnant de sang-froid en pareilles circonstances, le matador logea une épée au détour d’une rencontre qui eut raison du Saltillo et permit à l’arène de respirer. Sur les ondes ou dans les gradins la théorie du toro déjà toréé avait le vent en poupe, je pensais pour ma part à un gros défaut de vision de près. Si l’une de ces deux hypothèses s’avérait vraie, ce toro n’avait rien à faire en piste.

Au contraire, ses frères avaient leur place en corrida pour cauchemardesques, mansos, violents voire décastés qu’il furent… Le climat dangereux de la course ne doit pas gommer la nuance que l’on a pu observer dans les comportements des Saltillos. Difficiles et dangereux à divers degrés, les erreurs et errements dans les lidias de certains toros ne firent qu’accentuer leurs défauts. Ce fut le cas dès l’entame de la course avec ‘Millorquito’ (numéro 27, 02/2012, 514 kg) absolument pas lidié qui rebondit dans le genre flipper du matelas titulaire au réserve et titulaire encore, se défendant à chaque fois. La tête haute au troisième tiers et n’humiliant jamais il prit quelques demies-passes prudentes et se coucha sous une épée tendida et desprendida.

Alberto Aguilar eut le « meilleur » lot de l’après-midi ainsi que la cuadrilla la plus efficace dans la lidia et la réduction de ses adversaires. ‘Mandarín’ (numéro 55, 03/2012, 490 kg) connut le fer assassin, redoublé, délibérément dégueulasse du plus atroce des deux frères picadors Sánchez (Francisco Javier, qui avait déjà liquidé au sens propre du terme le 5ème Baltasar Ibán, dimanche), banderilles de la cuadrilla sans se confier et brindis au centre. La corne gauche était exploitable, voire bonne car le toro mettait à peu près la tête, mais la droite véritablement assassine. Faena décousue, pinchazos, entière, deux avis, rideau.

Lorsque sortit le cinquième toro, ‘Jabalinoso’ (numéro 67, 01/2012 et 525 kg), la peur avait envahi les arènes suite aux combats des 3 et 4. César Del Puerto, en charge de sa lidia se chargea de le parer avant la sortie du picador via une lidia sur les jambes et par le bas : un modèle. Autre manso mais con casta celui-là, Juan Carlos Sánchez n’hésita pas à passer la raie pour le piquer deux fois. Brega efficace du même César et banderilles à la media-vuelta appropriées de la part de Rafael Gónzalez. Ce manso-là n’a pas franchement de corne gauche mais Alberto Aguilar, sans le doubler ni le châtier, se plante devant et tire trois séries de la droite héroïques et sans fioriture, trois passes, changement de main dans le dos pour lier la passe de poitrine sur la même corne. Toro âpre, compliqué, répétant la charge que le Madrilène ne sembla pas pouvoir réduire totalement. Pinchazo et entière. Ovation au courage.

Contrairement à son prédécesseur, ‘Morisco’ (numéro 39, 01/2012, 540 kilos), développa une mansedumbre sin casta, sortant tête haute de chaque passe et sans répétition aucune, voire volontiers distrait, José Carlos Venegas était accompagné de deux picadors moins efficaces que les frères Sánchez, mais également d’un Maestro aux banderilles : David Adalid, qui quatre fois s’en fut au charbon, aguanta des charges de dragsters et cloua quatre paires qui oscillèrent entre efficaces et magnifiques. Venegas ne s’éternisa pas et liquida un peu laborieusement ‘Morisco’.

En terme de mouchoirs « rares », l’histoire de la corrida n’avait pas commencé avec le rouge du 4 mais avec le blanc du 3, qui sortit trois fois pour autant d’avis… ‘Luvino’ (numéro 43, 11/2011, 505 kg) reçut d’entrée quelques capotazos douteux qui achevèrent probablement de le faire basculer du côté où son mauvais génie entendait l’entraîner. Lidia désastreuse, picadors incapables de ferrer et enfermer le Saltillo qui s’en fut tâter de la pique en grosso modo six refilones. Brega dans le même esprit, véritable capea en piste qu’Adalid clôtura sur une paire extraordinaire. ‘Luvino’ était donc un assassin patenté et branque, armé d’une corne droite plus létale qu’un cocktail à la cigüe et parfaitement incontrôlable (et incontrôlé) en piste. Je n’ai pas la prétention d’apprendre quoi que ce soit à un professionnel, mais que personne n’ait appris à José Carlos Venegas à châtier, réduire, casser, briser un toro par un macheteo efficace à l’heure de l’envoyer faire la tournée des grands ducs de Vic à Madrid et de Madrid à Céret, me semble le véritable scandale de la tarde. Pareille approche qui semblait tomber sous le sens ne fut même pas envisagée par le torero. Percevant une corne gauche vaguement fréquentable sur le passage fuyard du Saltillo, Venegas entreprit de faire le tour du ruedo, donnant des semblants de desprecios aidés de la gauche aussi inutiles qu’inopportuns pendant de précieuses minutes lorsque sa route croisait celle de son adversaire. Manquant cruellement d’expérience, il monta l’épée trop tard pour une demie horizontale, quelques essais vains de descabellos, un pinchazo et un bajonazo (ou quelque chose comme ça) et sonna le troisième avis. Comme à la parade, l’increvable démon se fit prier de longues minutes au petit trot pour rejoindre les chiqueros, reluquant parfois de loin Florito entré en piste. Vu la forme qu’il tenait en disparaissant dans le tunnel, il n’aurait guère été surprenant de le croiser dans la nuit Madrilène sirotant des piñas coladas. Le public, compréhensif, applaudit un peu excessivement le supposé et candide matador.

La tauromachie est un rite écrivais-je, riche de sa liturgie antique, de ses dangers jaillis du fond des âges et de ses énigmes dont les clés sont le courage et l’intelligence. Dans la matière brute du toro brave ou manso, violent, âpre mais intègre se forgent les véritables héros de la fiesta brava. La corrida est la célébration muette de cet héroïsme auquel assiste un public savant et attentif. La tauromachie se passe de micros dans les contrepistes et de commentaires en direct des mafias qui prétendent la régir à coups de propagande intéressée. Les aficionados se doivent d’être à la hauteur de cette célébration par une démarche modeste, exigeante à tous points de vue et intelligente à l’heure de se forger une opinion sur une corrida.

La corrida d’hier donne à penser sur la tauromachie dans son ensemble, son histoire et ses nuances : elle fut mansa, violente et dangereuse, mais à tous points de vue d’une implacable dignité.

  1. J M Répondre
    Parfait.
  2. BRUNON Répondre
    J'AI aimé cette corrida à l'ancienne.Cela change des sempiternelles muletazos de nos vedettes. Par contre,comme souligné, le manque de bagages de certains pour aller "à la guerre".
  3. Murciélago Répondre
    assassin patenté et branque, armé d’une corne droite plus létale qu’un cocktail à la cigüe...Olé !
  4. bonhoure Répondre
    J'ai aussi aimé cette corrida , dangereuse et extrêmement compliquée pour les toreros. Elle nous a rappelé la dureté de l'affrontement telle la tauromachie d'antan. L''admiration que nous portons à ces hommes à pied n'en est que plus forte, contrairement à ces figuras d'aujourd'hui méprisables devant leurs bovins endormis.

Laisser un commentaire

*

captcha *