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Obri(gado) bravo XXXI


Épisode XXXI : Herdeiros Lopes Branco (Pinto Barreiros majoritairement) – Herdade Vale de Mouro, Coruche.


La ville de Coruche a grandi en grimpant la colline. À ses pieds, aujourd’hui, des parcelles de riz. En grimpant ou en descendant, l’histoire doit pouvoir le préciser, mais toujours est-il que la cité peut faire trempette dans les eaux de la rivière Sorraia qui se jette dans le Tage quelques kilomètres plus loin, à l’ouest. Du dernier rang des charmantes arènes blanches de Coruche, l’on doit pouvoir compter les poissons en contrebas ou entendre des bribes de discussions des petits vieux vissés du matin au soir sur les bancs de l’esplanade. Vue depuis les hauteurs, la ville fait l’effet d’une langue qui lécherait le sommet d’une glace. C’est de là que vient son nom d’ailleurs, de la hauteur, de la pente, d’un gonflement de la terre au-dessus de l’eau ou de quelque chose qui rappellerait tout cela comme une tour sur une butte, par exemple. Au petit matin, de ces petits matins dans lesquels rien dans le ciel ne peut empêcher le soleil de gonfler la poitrine, un avion bruyant comme une mouche zigzague en contre-jour au-dessus d’un paysage soumis et rendu. Aux premières lueurs du jour, les yeux comme des outres pleines, à l’heure où le café brûle la gorge avec bonheur et caresse de ses volutes, on se dit que le monde est beau, là, ici, maintenant et que cette mouche n’est pas là pour épandre pesticides et engrais sur la rizière mais bien pour écrire une poésie de courbes et de formes abstraites pour lesquelles, gosse, des heures n’auraient pas suffi à les imaginer en cheval fougueux, monstre marin ou visage tortueux. 

Au détour d’une rue littéralement guillotinée par une ombre que seul un jour qui naît est capable de produire, l’on se prend facilement à imaginer à quoi pouvait ressembler la vie dans un lieu comme Coruche il y a cent ans. En soi, l’on devrait se poser cette question absolument partout parce qu’il y a cent ans, cinq cents ans, mille ans, ça concerne tous les lieux, ça concerne partout, mais il faut avouer que certains endroits, plus que d’autres en tout cas, invitent à ces errances intérieures et Coruche est de ces lieux sans qu’une explication rationnelle puisse l’expliquer en ce qui me concerne. On devait y travailler comme des bêtes de somme, au service de grandes familles, de noms à rallonge et d’airs de supériorité. On a dû y souffrir, y manger peu ou mal, y mourir jeune et cassé par la vie. Dans les rues de terre battue, on devait se lancer de grands bonjours, le mégot collé aux lèvres, parce qu’on se connaissait tous, y zieuter la fille de la voisine qui, elle, n’avait d’attirance que pour le voisin d’en face, ou pour un autre, c’est toujours la même histoire. On a dû s’y aimer malgré la fatigue et le manque d’argent. Dans la Sorraia, les gamins pêchaient, dégommaient des couleuvres et désobéissaient. À la fin de sa vie, José Saramago a écrit ses As pequenas memórias (2006), un petit livre dans lequel il évoque certains de ses souvenirs d’une enfance passée en partie (il vivait à Lisbonne) dans le village qui le vit naître : Azinhaga. Azinhaga se trouve à une heure de route au nord de Coruche mais la proximité d’une rivière, la Almonda qui se jette elle aussi dans le Tage, la plaine au pied du village, la vie de labeurs journaliers, les foires locales, les fêtes, tout cela pourrait avoir été Coruche. Lui aussi pêchait et désobéissait, comme les gamins de Coruche. Au sujet des enfants et de la perception que nous avons d’un lieu où nous avons vécu, Saramago a ses mots qui ne pouvaient être plus justes : « L’enfant que j’ai été n’a pas vu le paysage tel que l’adulte qu’il est devenu serait tenté de l’imaginer du haut de sa taille d’homme. L’enfant, pendant tout le temps qu’il le demeurera, se trouvait simplement dans le paysage, il en faisait partie, il ne l’interrogeait pas, il ne disait ni ne pensait, avec ces mots ou avec d’autres : Quel beau paysage, quel magnifique panorama, quel point de vue superbe ». L’enfant « se trouvait simplement dans le paysage » et j’ai eu beau chercher et relire mais si le Nobel 1998 se remémore les oiseaux, les travaux des champs, les chevaux, la pêche avec un cousin, les uns et les autres, à aucun moment n’est évoquée la présence des toros comme s’il avait traversé sa terre sans que cette réalité n’existe. Après tout c’est fort possible, on ne voit parfois que ce que l’on veut bien voir et Saramago ne portait pas les grands latifundistes, comme il les nomme dans son ouvrage, dans son coeur ni dans celui de ses convictions politiques. Dans mon film à moi, celui de m’imaginer la vie à Coruche il y a cent ans, je n’arrive pas à concevoir qu’un enfant du lieu ait pu passer à côté des toros. L’Azinhaga de Saramago était déjà une zone ganadera, alors qu’écrire de Coruche, encerclée de ganaderías, décorée d’une guirlande de toiros joignant les quatre points cardinaux. Aujourd’hui encore, malgré la culture intensive du riz, les élevages de toiros de lide sont bien présents dans le paysage du concelho de Coruche et parmi eux, le plus ancien en activité n’est pas le plus connu des aficionados, loin s’en faut. Il est dirigé par deux frères qui parlent français avec chic et maestria, qui vous reçoivent un matin de baptême à deux heures de route, qui sacrifient l’essieu d’un 4×4 au bord d’une rizière et qui, c’est à n’en pas douter, ont été des marmots fous de toros dans leur prime jeunesse. Ces deux frères sont les fils d’Artur Pais do Amaral Lopes Teles Branco (décédé en décembre 2018) qui était lui-même le fils de João Lopes Teles Branco qui fut l’héritier de son oncle, le fondateur de la ganadería, Artur Lopes Branco.

à suivre…

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