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Aucun bouquet ne vaut pour moi… (II)

FpalhaIIHier, c’est lui qui est venu me chercher à la gare de Vila Franca de Xira. J’ai repris ce train depuis la gare bleue.

Après Alhandra, les bâtiments industriels s’étiolent dans le paysage et la voie ferrée s’écarte un peu du Tage. L’horizon de la Leziria se dégage en cherchant l’infini. Au bord du fleuve survivent un réduit d’autrefois et son arbre foutu comme un éclair animalcule et noir. Dans l’horizon introuvable, le ciel menace d’une pluie fine mais têtue. L’image est belle : celle de ces lieux qui ne veulent pas disparaître et qu’à la fin on n’ose plus meurtrir, comme pour rendre hommage à la ténacité.

« Je suis un homme minuscule parmi les hautes herbes 1. »

Sur un chemin de retour, mais de quel retour s’agissait-il, la lumière du jour déclinait, enveloppant les terres d’un halo jaune orangé par lequel les verts, les ocres vifs et les gris se laissaient câliner comme un chaton ronronne le soir et vous accorde un brin, infime et trompeur, de son indépendance. Là, les mains rugueuses de l’homme m’avaient paru avoir touché du doigt l’idée même que je me faisais de la sérénité. Je contemplais ces lieux illimitables, doux et soyeux, artistes, et me vint à l’esprit, au milieu de tant d’autres fulgurances dont le cerveau humain a seul le secret, le souvenir de ses terres à lui et de son regard embué et perdu, et qui les contemplait.

« Je suis un homme minuscule parmi les hautes herbes. »

« Mon cher ami, je suis si heureux de vous revoir ».
J’étais heureux, moi aussi, de le retrouver. Nous ne sommes restés qu’un instant sur le parking, le temps de se regarder dans les yeux et de constater, pour ma part, qu’il n’avait pas changé.

« Mon cher ami, que voulez-vous faire ? Je suis à votre disposition. Nous pouvons aller à la campagne voir la ganadería, et ensuite mon Isabel nous attend à la maison pour déjeuner. Cela vous convient-il ? Vous savez, je vous préviens, ce n’est pas une période idéale pour voir les bêtes. Nous avons connu cette année une terrrrrible sécheresse, mais terrible, mon ami ! et les vaches sont maigres. Non, ce n’est pas le bon moment pour les voir. »

J’ai souri en l’écoutant me prévenir. Je suis venu dans cette « campagne » en octobre, en novembre, en mars et en avril. Sous la pluie, après la pluie, avant les chaleurs, pendant les fleurs et après elles. L’automne et le printemps. Toujours s’est-il excusé de l’état de ses vaches, toujours le moment n’était pas adéquat. La « campagne », comme il dit, ne se trouve pas à Vila Franca de Xira. Il y a bien des années que les toros ont déserté le coin et il ne reste guère qu’une ou deux ganaderías pour entretenir le feu taurin du lieu. Il faut se rendre à Porto Alto par une longue ligne droite qui file plein est sur une dizaine de kilomètres. À Porto Alto, on tourne à droite, on rattrape le sens du Tage.

La première fois que nous l’empruntâmes tous les deux — cette ligne droite —, le temps était mauvais et la route fumait du crachin, Fernando Palha s’était fait fort de peindre de ses mots le tableau de l’avant des terres que nous traversions. Des toros partout ! Les Pinto Barreiros, là, les Vaz Monteiro, ailleurs, devant, derrière, les autres et les Palha Blanco.

Passé le pont de fer de Vila Franca de Xira — dont l’édification en 1924 doit beaucoup à un autre Palha, José Van Zeller Pereira Palha —, j’ai regardé filer le paysage entre Vila Franca et Porto Alto. La route est droite, on la dirait tirée à la règle.

« On embarquait même certains lots au bord du Tage, au pied du pont, en face de Vila Franca de Xira. J’ai connu ça ! Une fois, je me souviens, nous avons passé des heures à courir après un toro qui partait pour une corrida… Ah, je ne sais plus où… Non, ça ne me revient pas, ce n’est pas grave… Le diable, il nous donna du fil à retordre ! »

Une sensation amène, un rien amère, ne m’avait alors plus quitté, à la manière de ce que l’on ressent un lendemain de fête quand le fil de nos impressions serpente entre la joie d’avoir vécu ces moments rares et la tristesse brumeuse de se dire que la joie ne dure pas. Marcher sur un fil, c’est l’image qui vient le plus naturellement. Un fil qui aurait été tendu pour rêver le passé, lui donner corps dans l’étroitesse de notre imagination et souffrir le présent. Un fil droit d’où « l’avant » ne s’observe plus qu’au travers du prisme de vielles cartes postales défraîchies avec, pour toute tour Eiffel, la garrocha des campinos veillant des toros blanc et noir. Un fil d’asphalte d’où le présent se répand au rythme du défilé ininterrompu de camions et de voitures avalés par la cadence infernale et hurlante des impératifs économiques modernes. Un fil comme un tunnel sans autre issue que les restes de rêves insensés d’un ganadero « d’autrefois ».

Ce fil que nous empruntons traversait jadis un monde maintenant englouti ; il en était le centre, l’axe de rotation, et l’on pouvait, de sa rive, regarder pousser les toros. Aujourd’hui, le vieil axe relie deux frontières — et les frontières sont des marges, et elles finissent par disparaître — de ce vieux continent Palha Blanco : la Quinta das Areias et la finca  Vil Figueiras.

Le reste est noir comme une tombe.

Un tunnel qui surgit, c’est une route qu’on rend à l’abandon. La nature la dévore parce qu’elle fait bien son œuvre.

À quelques kilomètres de Vila Franca de Xira, sur la gauche, après avoir dépassé les anciennes terres de Pinto Barreiros, un vieux squelette fossilise, attend de s’effondrer.

« C’était un restaurant très agréable, mon cher. Derrière, il y avait une plaza de tienta. Voyez-vous, c’est là que j’ai toréé pour la première fois ! Après, nous déjeunions. Il y avait tous les ganaderos du coin, et il n’était pas rare d’y écouter du fado chanté par les plus grands… »

Le fossile était l’Estalagem do gado bravo. Fermé depuis longtemps, il est ouvert au vent, aux crissements de la nuit et aux chiures de pigeons. L’herbe doit pousser dans le rond de la plaza de tienta ; peut-être des groupes adolescents viennent-ils s’y faire peur de temps en temps ou y saouler leur ennui. J’apprendrais plus tard toute la notable histoire de cet établissement, emblématique ici. Amália Rodrigues y chantait la saudade du pays, et l’on y recevait force personnalités venues des quatre points cardinaux, jusqu’à un certain Paul McCartney du temps où les Beatles rendaient fou le monde entier et jusqu’aux nonnes portugaises.

L’Estalagem do gado bravo n’est plus que le miroir de l’oubli. Ceux qui le connurent en activité y dévisagent désormais l’étourdissant silence intérieur que produit la mémoire en jachère.

Dix kilomètres suffisent.

Ces dix kilomètres entre Vila Franca de Xira et Porto Alto ont donné le ton de mes nombreuses visites chez Fernando Palha et la teinte de mon regard sur le monde de la tauromachie. Dix kilomètres d’une course vaine, et chacun avait ses raisons. Dix kilomètres pour faire le constat d’un monde qui disparaît pour lui et que je ne pourrai me figurer qu’au prix d’un exigeant et plus certainement vain travail d’imagination. En plongeant mon regard sur ce paysage qu’il me raconte, je prends conscience que mes sorties au campo s’apparentent désormais trop à ces processions de villageois silencieux, chapelet d’êtres aux visages fermés, aux peines renfrognées, et qui emprunte le chemin de poussière qui mène au cimetière pour dire adieu au mort.

Il doit bien y avoir un juste milieu, me dis-je, mais en fixant une chapelle orpheline je sais que je poursuis des fantômes qui errent dans les livres.

1. Jim Harrison, Grand Maître, Flammarion, 2012.

  1. Anne-Marie Répondre
    Aucun bouquet ne vaut pour moi .... Et pourtant, chaque mot est une fleur que vous nous offrez.

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