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Aucun bouquet ne vaut pour moi… (III)

LL-fpalhavestibuleLa silhouette disparaît par ce que l’on imagine être la porte donnant sur une pièce plus grande. Un rai d’une lumière blanche et métallique fait malaisément sa place dans cet espace sombre et figé. Comme si elles voulaient toucher cette lumière avare, des ombres à la symétrie parfaite s’étirent vers le bas et l’on s’attendrait presque à les entendre rire à la manière de fantômes, de ces rires évanescents et fuyants prompts à susciter l’effroi.

Les ombres sont des toros.

Aux quatre coins de la pièce, ils sont tous placés à la même hauteur formant une ligne épaisse et silencieuse d’yeux fixes et de cornes aiguës. Un seul est noir mais tous sont la marque du temps et l’empreinte de l’histoire du lieu. ‘Guitarrero’, ‘Canhoto’, le ‘soldat inconnu’ veillent sur ces miettes de lumière qu’une silhouette coutumière portant chapeau de ala ancha leur offre tous les jours comme on caresse la tête d’un enfant au réveil et avant d’aller se coucher.

Une lourde table de bois noir oblige à passer sous ces têtes et l’on en oublie la présence de superbes azulejos bleu et blanc sur lesquels combattent des toros. Dans la grande pièce d’où naît cette lumière des ombres, une épée sans poussière est étendue sous un linceul de verre et elle scintille par moment parce qu’elle est faite d’or.

« C’est l’épée du roi Miguel Ier, celui des toros, mon cher ami. »

Le Portugal a passé son histoire à contempler l’océan à la façon dont pourrait le faire, assis sur un banc, un vieil homme d’où la vie s’écoule sans sourciller, un vieil homme dont le regard lumineux se plongerait dans cet infini qui n’aurait de cesse de lui rappeler quel petit homme il est, un finisterre, l’extrémité fragile d’un bout de terre qui lui tourne le dos.

C’est l’océan qui offrit les Açores à Diogo de Silves (1427) et le Brésil à Pedro Álvares Cabral (1500). C’est l’océan qui fit rêver dom Henrique ‘le Navigateur’, c’est de lui encore que surgirent les hordes de la « perfide Albion » au secours de l’Ibérie napoléonisée au début du XIXe siècle, c’est sur lui enfin que Pedro de Bragança (1798-1834) rentra au pays qui n’était pas le sien 1, non sans avoir laissé — contraint et forcé — le Brésil constitutionnel entre les mains de son fils Pedro de Alcântara, la vengeance en étendard, l’orgueil toutes voiles dehors pour chasser un frère, l’infant Miguel (1802-1866), qui les avait trahis, lui et sa fille Maria da Glória.

En ces temps troublés des lendemains de la chute de l’Aigle (1815) et du Congrès de Vienne qui s’ensuivit (1815), le Portugal avait à rendre des comptes à sa propre histoire. Échappée au Brésil pour ne pas tomber entre les mains des troupes impériales menées par Junot, la famille royale de Bragance (Bragança) recouvre son trône lusitanien en 1821, non sans heurts ni déchirements. Alors même qu’il essaye de suivre à distance l’évolution de révoltes éclatées à Porto, puis Lisbonne, le roi João VI est contraint d’essuyer en février 1821 un coup d’état à Rio de Janeiro au terme duquel son fils aîné Pedro l’oblige à prêter serment sur une constitution libérale en cours de rédaction à Lisbonne. C’est encore le temps du « Royaume-Uni du Portugal et du Brésil » et les échauffourées portugaises signent pour João l’heure du retour au pays natal, ce qui est chose faite le 4 juillet 1821 lorsqu’il pénètre sur le Terreiro do Paço 2 avec le Tage pour tapis rouge.

Le 13 octobre 1822, Pedro, le fils de João, est acclamé par le peuple brésilien comme son empereur, l’union dynastique entre le Portugal et le Brésil maintenant indépendant est rompue, un pan de l’histoire et de l’économie portugaise vient de s’effondrer et les libéraux portugais ne peuvent rien contre la montée en puissance d’un sentiment traditionaliste attaché aux temps anciens de la gloire et de la monarchie triomphante. Cette mouvance, plus qu’un parti, est incarnée dans le propre camp de João VI par sa femme la reine Carlota Joaquina de Bourbon — sœur de Fernando VII, roi d’Espagne — et par son fils cadet, l’infant Miguel, tout feu tout flamme et impatient de recevoir sa part du gâteau. Mais ce n’était pas encore l’heure de Miguel, et la politique est finalement un métier que seul le temps peut enseigner. Miguel est jeune en 1823, 21 ans, et il ordonne l’arrestation de tous les chefs du libéralisme modéré. Erreur politique, de jeunesse, comme l’on voudra, qui le conduit à l’exil à Vienne.

Mais João VI meurt le 10 mars 1826, non sans avoir auparavant signé le Traité de Rio, en août 1825, qui donnait une reconnaissance de la part du Portugal à l’existence du Brésil impérial de Pedro son fils et frère de Miguel. La couronne portugaise tendait les bras à deux frères, mais surtout à deux inclinations politiques : le libéralisme de Pedro et la volonté traditionaliste et absolutiste de Miguel. Pedro se sentait brésilien, Miguel, lui, avait goûté les plaisirs de la terre-mère et attendait son heure dans les splendeurs viennoises.

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Conscient de pouvoir déclencher une guerre civile au Portugal si la couronne passait sous la tutelle de celle du Brésil par une unification sur la tête de Pedro, ce dernier abdiqua ses droits sur le Portugal mais en faveur de sa fille, Maria da Glória, alors seulement âgée de sept ans. Il proposait en outre de lui faire épouser son oncle Miguel, qui deviendrait régent du royaume du Portugal jusqu’à la majorité de l’infante. Cela supposait une condition sine qua none pour l’exilé : jurer fidélité à la charte libérale édictée par son père — sur le modèle de celle imposée à Louis XVIII en France en 1814.

Quand il arrive à Lisbonne en octobre 1827, Miguel prend rapidement conscience qu’une grande partie du peuple lusitanien le soutient et le désire comme roi, lui entonnant sur son passage le O Rei Chegou — le roi est arrivé. Impatient, impétueux, ambitieux, un brin aventurier, Miguel révoque les deux chambres nées de la Charte de João VI et convoque en juin 1828 les cortès traditionnels du royaume, qui le désignent roi du Portugal. En prononçant son juramento en juillet 1828, l’infant Miguel, troisième fils de João VI, frère de Pedro empereur du Brésil, devient Miguel Ier du Portugal.

Il faut attendre environ deux années pour que la contre-offensive libérale se mette en branle et celle-ci naît en Angleterre où sont réfugiés certains leaders de cette mouvance qui établissent leur quartier général aux Açores, au milieu de la mer sans fin qui amène Pedro au secours de sa fille Maria da Glória. Le 8 juillet 1832, l’ancien empereur du Brésil — il a abdiqué son trône au profit de son fils Pedro de Alcântara — pose un pied sur le sol portugais, l’océan souffle sur le petit royaume les brumes et les brises annonciatrices d’un orage plus grand : la guerre civile. Celle-ci ne dure que deux ans. Malgré le soutien de la population sur lequel Miguel pouvait compter, ses mauvais généraux, ses hésitations et la détermination de son frère eurent raison de ses ambitions royales. Réfugié à Santarém, qui fut son dernier bastion, il capitula en mai 1834 après la défaite d’Evoramonte. L’ostracisme royal l’attendait une nouvelle fois, sans espoir de retour dans ce pays où il avait tant de fois montré son goût des traditions et en particulier des traditions taurines.

1. Né au Portugal, il fut élevé au Brésil et se sentait avant tout Brésilien.
2. Grande place de Lisbonne au bord du Tage renommée Praça do Comércio.

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