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Obri(gado) bravo I

Ce texte initie une série qui sera consacrée à quelques élevages portugais que votre serviteur, accompagné d’amis très chers, a eu le bonheur de découvrir ou de redécouvrir. Si je ne veux évidemment oublier ni froisser personne, qu’on ne m’en veuille pas de dédier cette série de textes à un autre amoureux du campo portugais, assez fou et intoxiqué pour avoir, des jours durant, des mois durant,  fait et refait le voyage qui s’annonçait, écouté mes délires, complété mes rêves, accentué l’impatience du départ.

Ces textes sont pour toi Laurent M.


Épisode I : Condessa de Sobral (encaste Torrestrella) / Herdade dos Montezes, Baleizão (Beja).


De l’est, de la frontière espagnole, des coteaux à l’horizon, la lumière achève la nuit à grands coups de lames aiguisées et orange. Les restes de la soirée sont posés sur le rebord de la fenêtre du café central, quartier général d’une armée « d’âmes mortes » en quête d’ouvrage journalier. D’autres attendent le bus. L’arrêt est de l’autre côté de la place. Il amène à Beja ou Serpa pour d’autres heures de peine, pour d’autres quelques euros qui font mieux ou moins mal glisser le quotidien. Le village est à vendre. Le panneau vende-se au-dessus d’un banc sur lequel on imagine que des petits vieux déblatèreront de la vie dans quelques heures s’émiette avec autant d’assurance et de zèle que se casse la gueule celui qui lui fait face sur une porte basse et bleue. Les hirondelles vont de l’un à l’autre, pègues, gueulardes, comme ivres du jour naissant et du vide qui s’annonce.
En classe de géographie, on n’apprend pas ça aux élèves. On ne leur dit rien des hirondelles folles, de ces bras boucanés de soleil, secs et noueux, sans lesquels on ne bouffe pas, de ces dents échouées parce que c’est une ruine de les faire soigner, de ces départs dès le matin dès l’aube vers les champs lacérés de lames orangées qui deviendront assassines à midi, de ce village qui a vu partir les jeunes, les autres, la poste et peut-être l’école. On ne leur raconte pas ces détails là : on dit “rural profond”, on dit que le monde change puis on passe à autre chose. On se dit à part soi que la vie est cynique ou cruelle, que la bière au fond de laquelle s’écoule le rythme de ces vies minuscules porte le nom d’un lieu d’où le pays contemplait il y a des siècles ses rêves d’ailleurs : Sagres. Tout cela n’est écrit nulle part ou si peu, l’oubli fera son oeuvre.

A 7h30, la patron du bar a souri. On lui livrait l’agneau. Une peluche frêle et fragile, blanche comme une vierge biblique qui se laissait porter sans rechigner et que l’on aurait caressée à plus soif. Le livreur a salué à la cantonade, a traversé la pièce fade et dénuée d’un quelconque bon goût décoratif. Il a rejoint les cuisines et, avec elles, on l’a imaginé, les lames aiguisées pour préparer le repas de midi. Ce monde existe. C’est celui qui nous a vus naître et grandir. C’est celui que beaucoup feignent de ne plus voir parce que la sensiblerie l’emporte sur le sensible et surtout sur le sensé.

Manoel vit au village. Depuis toujours. Regardez, ma maison, c’est celle-là. Celle à côté de l’église. Vous voyez, là, c’est elle. Il a eu l’air satisfait de nous montrer sa maison. Je vis seul. Pas de femme… Le ton a paru gêné, il a baissé les yeux une demi-seconde le temps de son aveu comme si le célibat était difficile à comprendre dans son monde. Dans son 4×4 pick-up, il n’y a que trois places. Derrière lui, un chapeau de ala ancha est déposé avec délicatesse sur un de ces coussins d’arènes que les Gitans louent à l’entrée de la Maestranza de Séville à grands renforts de cris rauques et d’imprécations orgueilleuses. Au sol, une paire de bottes au cuir luisant attend sagement de retrouver les étriers et la poussière. 

Manoel est maioral d’un élevage qui l’a vu naître ou quasi et qu’il n’a jamais quitté malgré les différents changements de propriétaires qui ont bouleversé l’histoire de ce fer ces trente dernières années. C’est un S inscrit dans une forme ovale. La ganadería se nomme encore Condessa de Sobral mais elle n’appartient plus depuis le début des années 2000 à la famille qui la créa, les Passanha Sobral.
Manoel est maioral ici depuis 35 ans. Il a connu la « terrible » Maria Passanha, la Condessa. D’elle, il ne dira mot préférant nous entretenir du vieil encaste qui broutait là, des toros forts et costauds, les Soler. Il passe rapidement sur le souvenir du fils de la patronne qui, ruiné d’après lui, revendit en 2000 l’ensemble à Álvaro Domecq Romero (et Luis Erquicia) qui s’empressa, lui, de changer le sang par du Torrestrella casero. Manoel a toujours été là : avant Domecq, pendant et maintenant que le fer et la Herdade dos Montezes appartiennent à Manuel Vázquez Gavira. Il raconte les Torrestrella actuels comme il se souvient des Soler, sans émotion apparente et sans pincement au coeur. Il est là, lui. Il vit toujours à Baleizão, à côté de l’église, entre les vende-se, sous la folie des hirondelles, sans femme. Il n’a pas trouvé…

En chemin vers le bar où il n’acceptera qu’un coca-zéro, lui revient en mémoire l’époque des oeillets. Oui ! On a défendu l’élevage contre les communistas. Il est sûr de son fait et l’intonation posée sur le mot communiste ne laisse pas de place au doute quant à son opinion sur ces révoltés issus du peuple, comme lui, qui confisquèrent aux caciques locaux l’usufruit et la nue-propriété de leurs multiples quintas.
S’il n’est pas question de contredire ici les souvenirs d’un acteur de ces temps — il devait être très jeune à l’époque — l’histoire, ou ce que le passé a bien voulu nous autoriser à connaître, ne présente pas une version aussi « positive » pour l’élevage des événements survenus entre avril 1974 et le début des années 1980.

à suivre…

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