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Obri(gado) bravo XX


Épisode XX : Herdeiros de Manuel Cary (Pinto Barreiros ligne Cabral Ascensão et Domecq) – Herdade do Gamito, Crato e Martires.


Nous l’avions gardé pour la fin. Au-delà des contingences habituelles inhérentes à l’organisation d’un périple campero, c’était une manière non avouée d’entretenir l’inconnu le plus longtemps possible, de s’imaginer tout, son contraire, l’impensable et même le probable. Le rendez-vous avait été facile à obtenir et Guilherme, le ganadeiro, nous attendrait ce samedi, dans le village voisin de Crato e Martires, à la station-service qui accueille les clampins déroutés des axes classiques du tourisme au Portugal. Car Portalegre (et sa région) n’est pas à proprement écrire au coeur du so tendance lusitanien en matière de voyage. C’est l’Alentejo, partie septentrionale, celle à qui le camping-car montre son derrière pustulé d’autocollants en fuyant au sud vers Evora puis Beja puis l’Algarve et la mer. Pourtant, sur cette terre de marges, l’hospitalité est la règle depuis au moins le XIV°siècle lorsque l’Ordre des Hospitaliers en fit sa demeure d’élection dans le Portugal balbutiant de ce coeur du Moyen-âge dans lequel Dieu était tout ou presque. L’Ordre des Hospitaliers de Saint Jean de Jérusalem avait été fondé par Frère Gérard au milieu du XI° siècle dans le chaos des fanfaronnes croisades en Terre Sainte. Son ambition première se cantonna à héberger les pèlerins venus se recueillir sur le tombeau du Christ mais dès le XII° siècle l’Ordre fut investi de pouvoirs militaires rapidement confirmés par l’octroi du titre d’Ordre religieux-militaire à l’instar de celui des Templiers. Si l’Orient attiraient tous les regards dans cette guerre dite sainte mais loin de n’être que cela (le Sac de Constantinople en 1204 le prouve), il convient de ne pas oublier que la Péninsule Ibérique, en Occident, devint une sorte de terrain de jeu secondaire pour les chevaliers et autres moines combattants dans le cadre de la très mal nommée Reconquista. C’est en 1122 que l’Ordre des Hospitaliers met un pied dans la péninsule qu’il convenait de prendre aux Arabo-Musulmans installés là depuis 711. Dans ce que l’on appelle aujourd’hui le Portugal, l’Ordre de Frère Gérard participe à la ligne de défense du Tage et s’installe donc dans la partie centre-est de l’actuel territoire et choisit Crato comme ancrage de son grand-prieuré, lui-même inscrit, au sein de l’organisation complexe de « provinces » spécifiques aux Hospitaliers en Occident, dans la Langue d’Espagne. En complément ou à concurrence des Templiers et des autres ordres religieux-militaires fondés par les souverains du Portugal (L’Ordre du Christ ou l’Ordre de Avis pour ne citer qu’eux), l’Ordre des Hospitaliers devenu Ordre de Malte au XVI° siècle a participé activement à l’édification de l’État royal portugais et à la maîtrise d’une terre sur laquelle les chênes-liège ont poussé de concert avec les christs et les croix. Déambuler ne serait-ce que deux minutes dans les rues de Crato ou de villages avoisinants donne une idée de l’empreinte laissée ici par ces fous de Dieu : la croix est aussi ancrée dans le panorama, vers quelque point cardinal que le regard se porte, que peut l’être une paire de fesses nues dans le camp naturiste de Montalivet-Vendays ou une tête de mort dans un festival Heavy Metal hard rock ta mère au fin fond du fin fond de la campagne paumée d’un état d’Europe de l’est dont personne n’arrive à mémoriser la capitale. Des croix, des statues de moines chevaliers, quelques façades pimpantes sont autant de détails qui demeurent de ce passé qui, pour Crato, fut un âge d’or. Mais les âges d’or sont faits pour s’étioler, pour être perdus de vue et pour finalement devenir un fantasme malsain. L’or a fondu. Il a coulé vers d’autres folies plus urbaines abandonnant l’âge à la vieillesse, aux rhumatismes, à l’arthrite et à l’ennui cloué sur toutes les croix d’un territoire dont la ruralité est l’unique façade et le dernier rempart. 

De l’antique Langue d’Espagne des Hospitaliers, et en martyrisant la métaphore aussi fort que l’on torturait les hérétiques à l’époque de l’Inquisition, ne subsiste guère que les toros qui n’ont que faire des frontières, du Portugais, du Castillan et des croix qui scandent, sous un ciel bleu divin, notre route. La région de Portalegre n’est certes pas la plus prolixe en matière d’élevage de bravos mais c’est l’Estrémadure, autant écrire le coeur du Campo et il eut été inconcevable, insultant même pour telle terre, qu’il n’y fut point choyés quelques bovins au caractère aussi trempé que put l’être celui de ces moines bastonneurs de jadis. Dans la zone, Pontes Dias (nous y reviendrons) et Cary portent le joug de ce patrimoine mais Guilherme Cary, le petit-fils de Manuel le fondateur, ne donne pas le sentiment de vivre sa passion dans la souffrance. Sur un mur de l’arène de tienta qui ouvre le regard sur les cercados verdoyants, un azulejo interroge et Guilherme s’empresse de nous expliquer que oui ce sont bien les couleurs du drapeau mexicain qui soulignent un espèce de losange dans lequel est logé le C de Cary le tout surmonté d’une « coiffe » arrondie difficilement descriptible. L’élevage de Cary est apparu dans les années 1990 et a été créé par Manuel Rafael Cary à propos de qui nous ne savons rien ou si peu si ce n’est, et c’est bien là l’essentiel, qu’il rêva sa vie durant de devenir ganadero. 

Il y a le souvenir de ce livre étrange de Dostoïevski. Un type reclus dans un sous-sol monologue au fil des pages sa haine des autres et de lui-même. C’est plus complexe que cela, forcément, mais allons à l’essentiel. La première phrase, « je suis un homme malade », préfigure la suite et, page après page, ligne après ligne, le lecteur pénètre presque littéralement dans la tête du malade et assiste au spectacle rare d’une pensée en action ou mieux, en feu. Voir depuis le chemin qui serpente derrière la Joconde, observer le monde calé dans les cuisses ouvertes des corps torturés de Schiele ou du haut de ce bleu parfait du plafond de la chapelle Sixtine doit s’apparenter à l’expérience de cette lecture. Aux mots qu’en livre Guilherme, il n’est pas compliqué d’imaginer le panorama visuel dissimulé dans la tête de Manuel Cary. Là couraient des toros, se battaient des cinqueños, mugissaient des mères, sautillaient des añojos, le tout couvé par l’oeil noir d’un semental chevalier mais pas moine. Alors, parce que ce n’était plus supportable, c’était au début des années 1990, en 1992 ou en 1993 ce doit être facile à vérifier, Manuel Cary s’échappa quelques jours au Mexique pour accompagner des amis éleveurs portugais au premier congrès mondial du toro de lidia ou quelque chose comme ça. Déjà obsédé nuit et jour, le voyage au Mexique s’avéra être le chant du cygne d’une attitude que d’aucuns qualifieraient de raisonnable. Le temps d’un vol trop long, le temps d’enjamber un océan pour revenir chez lui et Manuel Rafael Cary serait ganadero de toros de lidia. C’était décidé, il pouvait gueuler à tous qu’il était « un homme malade », tout le monde le saurait de toute façon. Mais lui, dorénavant, contemplerait une réalité que son imagination avait déjà peinte depuis des années.

à suivre…

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