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Obri(gado) bravo XXI


Épisode XXI : Herdeiros de Manuel Cary (Pinto Barreiros ligne Cabral Ascensão et Domecq) – Herdade do Gamito, Crato e Martires.


Donc nous l’avions gardé pour la fin. Et nous ne fûmes pas déçus. Mais avant même de louer le Seigneur pour cette découverte il convient de raison garder : nous ne sommes pas près de voir combattre des toros de Cary dans un ruedo espagnol ou français si l’on met de côté la possibilité d’assister à ces spectacles de recortadores qui pullulent partout ces dernières années sous l’étiquette racoleuse, parfois, de spectacles sans mise à mort. Bref, louons plutôt le Seigneur et pour pas cher finalement : quelques pleins d’essence, trois ou quatre nuitées sans forfanterie et deux ou trois morues bien mijotées à l’image de cette bacalhau lagareiro dégustée dans un concerto de « mmmmm » et de « putain sa race c’est bon ça » dans un restaurant sans fioriture d’une rue étroite et quelconque de Vila Franca de Xira et dont la mémoire a oublié le nom mais cela n’a aucune importance. Des mois après, et c’est vrai pour beaucoup de souvenirs, la précision est anémiée, elle s’atrophie pour laisser la place à des ré-apparitions, des réminiscences où le fait précis devenu flou est rapatrié dans la pagaille savoureuse d’un contexte élargi.  De cette soirée, et si cette bacalhau lagareiro est le point d’ancrage de ma mémoire, j’ai oublié le nom du restaurant mais je revois le profil d’aigle, comme celui de son grand-père, de Duarte marcher à mes côtés dans les rues proches de la gare, je l’entends me dire qu’il a rencontré Luis Rocha ces derniers mois et qu’il l’a trouvé « jaune » et très vieilli, que son nouveau boulot lui prend beaucoup de temps mais qu’il l’adore et qu’il a bien aimé Bordeaux, peut-être parce qu’il y était avec son amoureuse, les billets d’avion depuis Lisbonne ne sont pas chers. Et derrière le galbe acéré de son visage, je me revois plonger le regard dans les bars que l’on a croisés et me faire la réflexion que cette ville sent le toro et l’afición et ressentir que cette réflexion me satisfait quand je marche dans la rue à ses côtés parce qu’à la fin, quand la sensiblerie en aura terminé avec la tauromachie partout ailleurs, il restera peut-être un réduit comme celui-ci qui résistera. Un souvenir n’est pas qu’un souvenir, qu’un nom de restaurant, qu’une morue cuisinée à l’huile et à l’ail. C’est un monde à part entière. On n’écrit pas un monde. Jim Harrison, dans une nouvelle intitulée « J’ai oublié d’aller en Espagne », s’interroge ainsi : « Puis-je seulement écrire mes pensées parfaitement logiques, quitte à laisser de côté les sept huitièmes restants, sinon davantage, le vide parfois juteux qui tourbillonne autour de nous, ou cette obscurité éclaboussée de couleurs qui s’approche… ». J’aime beaucoup Jim Harrison mais parfois il m’agace : il ne manque jamais de se souvenir précisément du nom d’un restaurant, d’un plat ou d’un vin. J’oublie car le monde est trop vaste.

La herdade do Gamito a de quoi surprendre. En guise de ce que prédisaient nos idées reçues, c’est-à-dire un élevage confidentiel réduit à trois cercados terreux flanqués au cul d’une fermette quelconque, le bleu uniforme du ciel nous offrit le tableau d’une certaine idée de la grandiloquence. La fermette est en réalité un petit palais massif qui prit l’air le temps de la visite. Guilherme ne vit pas ici, sa femme trouve le lieu trop grand ou trop vide malgré [ou à cause] les souvenirs du grand-père, les têtes de toros, les trophées de chasse, le récit du passé. On la comprend et les fantômes doivent rajouter de l’eau au moulin de ses arguments car la bâtisse, haute, imposante et comme pétrie de solitude rappelle, non dans le style mais dans l’esprit, les châteaux hantés des récits de notre enfance. Les toros paissent en contrebas, dans les herbes hautes desquelles émergent les pointes acérées de leurs cornes. Il est complexe de définir le type de toro élevé par Guilherme Cary. Non qu’il ne maîtrise pas son élevage mais bien parce que se côtoient ici des tontons bas et musculeux évoquant plutôt la ligne Cabral Ascensão donc Oliveira avec d’autres sérieux clients, très armés, faisant plus penser à du Domecq et pour certains ultimes à des Conde de la Corte. La double nationalité est la marque de la ganadería depuis ses origines. 

Débarqué de son voyage décisif au Mexique, Manuel Rafael Cary se tourna vers les descendants de Simão Malta (1994/1995) pour réaliser ses rêves. Ami d’un des petits-fils, il acheta à la famille qui désirait se défaire de la ganadería la bagatelle de cent vingt vaches de ventre de sang Cabral Ascensão et un toro ferré des Hermanos Sampedro donc du Domecq. Manuel Cary poursuivait sur son domaine l’entreprise ganadera et le croisement opérés par Simão Malta. L’autre partie de l’élevage de Malta, avec le fer, fut vendue à Joaquim Alves et se nomme aujourd’hui São Torcato. Les amitiés ne sont pas exclusives et Manuel Cary entretenait aussi d’excellentes relations avec Joaquim Grave ce qui explique qu’une petite dizaine de vaches de Murteira Grave vint agrémenter et/ou relever la sauce Cary. Des Murteira de l’ancien temps, sans Domecq ajouté. Des Murteira Pinto Barreiros, Gamero Cívico, Nuñez (via Rincón et Villamarta) et Tamarón. Ces dernières années, Guilherme a rafraîchi le cheptel en introduisant un semental de Jorge Mendes (éleveur portugais de la région de Sétubal). Il s’agit d’un rafraîchissement puisque la ganadería de Mendes repose exactement sur les mêmes fondations que celles de Cary : Simão Malta et Hermanos Sampedro à ce détail près que les reproducteurs actuels de Mendes sont d’origine António Silva donc plutôt Domecq/La Corte. C’est le fils d’un Silva qui règne aujourd’hui sur la Herdade do Gamito faisant d’un rafraîchissement une sorte de croisement. 

Les toros de Cary ne reçoivent que peu de visites et la moindre incursion dans leur territoire les fait galoper de concert dans un ballet ininterrompu qui fait vibrer la terre, s’envoler les oiseaux et qui soumet l’autofocus à une gymnastique proche de la torture. Alors quand le compte est bon (ou pas), on cesse de tenter de les prendre en photo. On les observe émerger des grandes herbes, on les observe nous observer. Le silence se fait, à peine troublé par un vent léger mais caressant. Au loin un cri animal. Puis le silence. Uniquement le silence des toros. …

à suivre…

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