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Élucubrations de salon

Nous y voici et pour un moment. Alors que le commun des mortels tourne à domicile comme lions en cage ou des poissons en aquariums connectés à diverses plateformes, comptant à grand peine les jours passés, la faute à un temps dilaté, étiré et une actualité densifiée par l’accélération des événements ; les aficionados n’envisagent guère la chose en semaines à venir, mais à l’aune du sablier taurin où disparaissent petit à petit les rendez-vous traditionnels. Valence et Castellón, froids préludes furent les premières victimes collatérales, assez vite Séville a annoncé que la feria pourrait se tenir fin septembre, plus personne ne se fait d’illusion concernant San Isidro dont la grandiloquente annonce des cartels a été annulée dans ce cauchemar de film d’anticipation qu’est devenu Madrid. Les anniversaires n’ont l’importance qu’on veut bien leur accorder mais personne n’acceptera de parier sur la possibilité qu’un paseillo s’immobilisera où que ce soit le 16 mai prochain pour respecter une minute de silence pour le centenaire de la mort de Gallito. Cent ans après, c’est aussi vertigineux qu’un brusque coup de frein au bord d’un précipice. Était-il seulement question d’une course à Talavera de la Reina ? Madrid sans cartel à placarder, Séville range donc celui sur lequel les Maestrantes avaient décidé de ne pas rendre hommage à Joselito, coupable à l’époque d’avoir construit la Monumental de Sevilla, éphémère concurrente de la Maestranza et dont il ne reste aujourd’hui qu’une porte que je n’ai jamais trouvée. Cent ans après : toujours point de statue pour le prodige de Gelves, hormis le cortège funèbre de bronze de sa sépulture au cimetière de San Fernando.

L’ampleur de la situation et l’absence de sortie en vue à en croire les exemples italien et espagnol confinés plus tôt que nous ont d’ores et déjà condamné Arles, Vic, bientôt Nîmes… Aurions-nous cru qu’il existât des miracles que José Tomas ne fût en mesure d’accomplir ? À mesure que ce temps incertain avance et qu’à la faveur d’une lumière oblique semble obscurcir le reste de la temporada de façon exponentielle, les adeptes de Pamplona commencent à douter sérieusement. Je suis inquiet pour la virée cérétane annuelle. À ce rythme de pessimisme et de sidération, on aura enterré toute la saison 2020 avant l’arrivée des Rameaux.

Le confinement et l’affrontement du temps qui passe sans horizon constituent le quotidien de l’immense majorité des toreros, hormis ceux qui redondent de feria en feria. Si le 15 août finit par tomber à l’eau, la saison d’été de Madrid avec, la liste des inemployés de l’année sera encore plus longue qu’une page d’écriture sur la table de la salle à manger en troisième semaine d’internement. En cas d’année blanche, les vocations n’auront pas disparu en 2021. Qu’en sera-t-il des élevages ? Moins soucieux des plis éventuels de leur robe que les toreros de leur capacité à enfiler un costume de lumières, les toros bouffent tranquillement et toute leur manade autant. La vraie pierre au cou de la Fiesta est là : dans les coûts fixes de l’entretien d’un élevage à l’heure prude où entretenir une danseuse semble de plus en plus mal vu. Ajoutez à cela que le monde ganadero compte à ma connaissance assez peu de grands pharmaciens, de fabricants de chloroquine, de producteurs de masques, de pâtes ou de rouleaux de première nécessité et vous comprendrez que rares seront ceux ayant fait de bonnes affaires dans l’histoire.

Mais foin de pessimisme ! Plutôt que de tourner dans nos salons comme des toros débarquant sur le sable arrondi, ou de s’abrutir devant un écran tel un Veragua contre un cheval de picador, souvenons-nous d’Ignacio Sánchez Mejías : «El mundo entero es una enorme plaza de toros donde el que no torea embiste. Esto es todo. Dos inmensos bandos: manadas de toros y muchedumbres de toreros, y, en consecuencia, es la lucha por nuestra propia vida la que nos obliga a torear» alors choisis ton camp camarade puisque l’heure serait à la guerre ! Et méditons sur les saisons blanches de grands toreros d’Antoñete dans les années 1950 à Diego Urdiales un demi-siècle plus tard. D’Urdiales, on sait qu’il peignait… en bâtiment pour vivre, de Chenel, on imagine une vie plus flamenca. Quoi qu’il en soit, les deux toréaient, peaufinant in petto les scenarii de leurs faenas rêvées. Capote et muleta en mains, ils toréaient leurs frères, leurs valets d’épée et des troupeaux entiers de toros invisibles ; l’expression n’a pas attendu qu’un chinois bouffe un pangolin pour être consacrée : comme eux et tant d’autres, le temps est à toréer de salon.

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