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Obri(gado) bravo XXXIV


Épisode XXXIV : Herdeiros de Mario e Manuel Vinhas (Santa Coloma via Buendía) – Herdade do Zambujal, Águas de Moura.


« Au hasard d’un monticule, nous découvrons le troupeau de soixante-dix taureaux noirs et roux auxquels sont mêlés deux énormes bœufs tachetés et emboulés, une cloche au cou. La première bête nous voit et s’arrête de brouter pour dresser la tête et nous fixer des yeux, puis tous les autres nous regardent, immobiles, longuement. Cent quarante-quatre cornes se pointent vers nous, armes terribles, effilées et doucement recourbées. Nous ne bougeons plus, le cœur un peu battant, et le troupeau baisse la tête pour brouter de nouveau (…) les taureaux mugissent tristement au bord du rio, le mufle barbouillé de paille et d’herbe, un pique-bœuf en équilibre entre leurs cornes (…) assis sur les gradins de la petite arène de Zambujal, nous les observions face à la pique du picador. Les plus braves allaient jusqu’à six ou sept piques. A la place d’honneur, un gros homme en costume de propriétaire alentejan notait froidement sur un carnet le nombre de piques, commandait d’une voix basse les péons qui plaçaient la vache en face du cheval. Une grande science l’habitait et cet homme, vivant et jovial, ne se permettait pas un sourire ou un mot plus haut que l’autre pendant ces deux heures d’examen. Après les piques, on livrait les vaches aux jeunes garçons de cuir, venus de Lisbonne, pour s’exercer, rapides, vifs, brillants, devant l’animal qui retrouvait une seconde fureur. Les jeux tauromachiques ont toujours un air de fête, même dans ces réunions privées, peut-être à cause des couleurs qui trompent la mort : le jaune du sable, le blanc des murs et le rouge des barreras (…) ».

Ces lignes sont signées par Michel Déon et extraites de l’ouvrage Je me suis beaucoup promené, lui-même cité par Patrick Aubert dans la revue Toros. On a un peu oublié la prose de Michel Déon qui fut pourtant prolifique et dont la langue est digne d’intérêt et le mot est presque vulgaire tant il amenuise la qualité des textes de Déon. Mais là n’est pas le sujet. Michel Déon était un ami intime du ganadero portugais Manuel Carvalho Brito das Vinhas et il a séjourné de nombreuses fois dans la luxueuse demeure que le ganadero et son frère, Mario, tenaient de la famille de leur mère Luisa de Carvalho. Le petit palais, puisqu’il convient de qualifier l’ostentatoire bâtisse, qu’une luxuriante et piaillante végétation dissimule au regard, se trouve à Águas de Moura, non loin de la portuaire Setúbal. Pour y arriver, il convient d’emprunter chemins de terre et ornières qui permettent le contournement du fleuve Sado qui vient là se faire disparaître dans l’océan. Ou alors, ayant dormi à Cajados, il suffit de prendre la estrada do Zambujal, de passer le pont style de Eiffel qui enjambe le Sado puis de se garer quatre cents mètres plus loin, sur les à-côtés de la demeure. Le plan est simple depuis le capot de la voiture, validé par quatre personnes adultes dans la force de l’âge et confirmé par les indications d’un GPS certainement fabriqué dans un pays lointain où personne n’a conscience ni connaissance des réalités du campo, ce qui en soi, déjà, paraît littéralement impensable. Le pont est à l’abandon, fermé aux véhicules, le Sado coule vers son suicide comme si de rien n’était mais on le sent moqueur et avec lui le soleil du matin qui pique et qui aveugle. C’est à pied que nous débarquons dans une des plus majestueuses herdades qu’il nous ait été donnée de voir. À pied, léchés par les hautes herbes, reniflés par les chiens heureusement pacifiques du personnel ; à pied, poussés par cette sensation désagréable de pénétrer un lieu avec des manières de malotrus, de pousser la mauvaise porte, celle derrière laquelle il ne faut jamais jeter un oeil dans les manoirs écossais, de poser les pieds sur un cimetière indien sans le savoir. Parions que Michel Déon, lui, eut le bon goût de découvrir Zambujal de face, comme il sied en tauromachie, depuis cette allée magistrale qui conduit le regard vers la façade imposante du petit palais des Vinhas. Au-delà de la qualité littéraire du récit de Déon, c’est son intérêt historique qui nous intéresse ici et particulièrement ce court passage dans lequel sont évoqués les « soixante-dix taureaux noirs et roux » mêlés aux boeufs « tachetés et emboulés ». Si les boeufs existent encore, les toros noirs et roux ont disparu depuis que l’Académicien a fréquenté les lieux. Car les moments décrits par Michel Déon datent de 1963, c’est-à-dire précisément un an avant que les frères Vinhas ne transforment radicalement leur élevage de toiros de lide.

Manuel et Mario Vinhas, respectivement nés en 1925 et 1928, ont décidé de devenir éleveurs de taureaux de combat en 1946 et, pour donner corps à leur ambition, ils achètent des vaches et un semental à l’inévitable Pinto Barreiros… « des toros noirs et roux » donc. Exigeants, les frangins éliminent en tienta 75 % de l’ensemble avant d’acquérir en 1953 quarante-quatre vaches à l’éleveur andalou Ignacio Vázquez de Pablo. Le ganado de ce dernier reposait sur un vieux fonds de Pablo Romero croisé et bouffé par du Parladé de Clemente Tassara. Résumons : les irmãos Vinhas tâtonnaient à vue, expérimentaient, apprenaient le métier et la difficile réalité de la sélection. Les moyens étaient là, les envies aussi mais une ganadería c’est aussi un fil directeur, une presque idée, un quasi concept et jusqu’en 1964, jeunesse oblige certainement, la fratrie s’empêtrait dans une ligne parladeña identique à celle de tant de confrères dont certains avaient des décennies d’avance sur eux. Et l’on ne construit pas un élevage avec pour unique soutien le coeur à l’ouvrage même si le premier fer des frères Vinhas, un M manuscrit sur un improbable V mal dessiné rappelait justement un coeur comme coupé en deux, un coeur déchiré en guise d’oiseau de mauvais augure et face auquel il convenait de conjurer les prédictions de l’échec.

à suivre…

  1. Anne Marie Répondre
    Je suis perdue. 144 cornes ça ne fait pas 70 taureaux noirs et roux ? Ah, merci merci et 1000 fois merci Laurent. Comme il m'est heureux vous lire en ces temps douloureux.

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