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Obri(gado) bravo XXXV


Épisode XXXV : Herdeiros de Mario e Manuel Vinhas (Santa Coloma via Buendía) – Herdade do Zambujal, Águas de Moura.


Alors, en 1964, comme on le fait d’une maison sur les murs de laquelle le temps a laissé trop de marques, les frères Vinhas ont repeint leur élevage d’une couleur unique : le gris. Le pari était osé dans un Portugal taurin soumis au culte du Pinto Barreiros, du Parladé, des « taureaux noirs et roux ». C’est chez Joaquín Buendía qu’ils trouvèrent matière à repeindre la façade et jusqu’à la dernière poutre du plafond de leur ganadería avec l’idée maîtresse de faire lidier en Espagne. Mais, dans les années 1960, les règles n’étaient pas aussi dérégulées qu’actuellement où le dernier des maquignons peut vendre un lot de toros à Madrid autant qu’à Pétaouchnok de la Sierra. À l’époque, il était obligatoire de détenir les droits d’un fer inscrit à la Unión de Criadores de Toros de Lidia, le premier groupe des ganaderos de toros de lidia. Ils devinrent donc les propriétaires des droits liés au fer de Fernando Luis Sommer de Andrade qui avait lui-même, quelques années auparavant, racheté le fer et les droits de la devise du Duque de Palmela. Cela n’a que peu à voir avec l’histoire des Vinhas mais ce Fernando Sommer de Andrade est l’auteur d’une sorte de précis fort complet sur l’art du toreo à cheval portugais intitulé La tauromachie équestre au Portugal et, accessoirement ou pas, il est le père de l’actuel ganadero José Luis Vasconcelos e Sousa Sommer de Andrade qui élève des Atanasio Fernández à la frontière luso-espagnole. Repartis de zéro mais avec la possibilité nouvelle de faire combattre à pied leurs astados hors du Portugal, Manuel et Mário Vinhas étrennent leurs nerveux petits gris à Madrid le 25 juin 1972, hors du cycle isidril donc, mais au cours d’une corrida goyesque qu’avait coutume d’organiser le Círculo de Bellas Artes. Pour une telle occasion dont on imaginerait un cartel cumbre, les toros de Vinhas furent lidiés par les segundones, aujourd’hui oubliés, qu’étaient Pedro Benjumea, Juan José et Marcelino Librero dit … attention mesdames et messieurs !…« Marcelino ». Si l’on en croit le savoureux récit qu’en fit Antonio Díaz-Cañabate dans le quotidien ABC du 27 juin 1972, les Vinhas (mal dénommés Vinhar en en-tête du texte) ne furent ni braves, « pero tampoco mansos del todo, sobre todo el quinto, que embestía muy requetebíen. Tenían el trapío suficiente. No se cayeron. Todos se dejaron dar los dos pases ». Deux lignes sur les toros, trois de plus sur les toreros et une bonne soixantaine sur ce qui reste : l’atmosphère, l’odeur du jour, la fragrance d’un día de toros à Madrid. Si la capitale espagnole voit disparaître peu à peu tous les bouges, bars fumeux et zincs interlopes qui ont fait l’afición madrilène, il ne fait aucun doute que la grande époque de la critique taurine a périclité des années auparavant pour laisser la place à la médiocrité et l’uniformité de reseñas dignes de relevés de compte incapables de rendre compte d’une corrida en grand-angle, figés à 300 voire 400 mm pour te décrire « l’indispensable » troisième derechazo de la deuxième série du quatrième toro lidié par le robotique Perera. Les mots ne coûtent pas chers, autant les gaspiller après tout.

Pour les Vinhas, la Révolution des Oeillets puis la Réforme agraire qui en découla aboutissent aux mêmes conséquences que pour tant d’autres confrères : l’expropriation et l’occupation des terres de la herdade do Zambujal, entre les mains de la famille depuis plus d’un siècle. Les tensions sont telles que Manuel Vinhas devient un émigré que son ami Michel Déon héberge à Paris avant que l’éleveur ne se rende au Brésil où il décède, encore jeune, en 1977 : « {il} se fait cracher dessus par ses ouvriers devant son usine ; les mêmes qui, plus tard attendront sa dépouille de retour du Brésil pour la couvrir de fleurs… La révolution obligea Manuel à s’exiler. Il est venu un moment à Paris puis, chez moi, en Irlande après avoir traversé le Minho à la nage, quelques bijoux de sa femme dans un sac sur sa tête! Un moral de fer !… ». Quand tout rentre dans l’ordre, et le mot est choisi à dessein, c’est Mário Vinhas qui assure la continuité « dynastique » avec l’aide des héritiers de Manuel qui sont nombreux puisque l’émigré avait eu sept enfants. Dans un reportage écrit par Filiberto Mira pour la revue Aplausos et paru en 1987, une photographie prise lors d’une tienta montre Bernardo de Vasconcelos occupé à prendre les notes que se doivent de prendre tous les ganaderos de la terre. Bernardo de Vasconcelos était le gendre de Manuel, descendant des marquis de Castelo Melhor et surtout époux de Maria Rita Bustorff Brito das Vinhas. La ganadería devient donc celle de Mário Vinhas e Herdeiros de Manuel Vinhas mais la phase de reconstruction et la multiplicité des acteurs ne bouleversent en rien les choix de 1964 : le bétail demeure du Santa Coloma de ligne Buendía, élevé chez Vinhas avec le même esprit qui présida à la sélection voulue par Joaquín Buendía à partir de 1932 lorsqu’il devint propriétaire de l’élevage du Conde de Santa Coloma. On l’oublie trop souvent mais une ganadería est une oeuvre humaine en ce sens qu’elle est l’accouchement des choix d’hommes, et parfois de femmes, dans la sélection du bétail. Quand il se retrouve à la tête des sept cents bestioles que son père et Felipe Bartolomé viennent d’acheter à Santa Coloma, Joaquín Buendía prend le pari de réduire la caisse des toros tout en maintenant leur vivacité dans la lidia. Aujourd’hui, dans l’esprit de beaucoup, le Santa Coloma est gris, petit, rondelet et armé sans exagération. C’est très réducteur mais il s’agit de l’image immémoriale transmise par les décennies passées et elle repose sur les décisions d’un seul homme, Joaquín Buendía Peña. Parce qu’avant lui, et les photographies d’époque en témoignent parfois, le toro de Santa Coloma était plus varié et certainement plus fort physiquement. En ce sens, la famille Vinhas est la respectueuse héritière des partis pris de Buendía. Le Vinhas 2.0 correspond parfaitement au tamaño d’un Buendía : cárdenos majoritairement, bas et arrondis, coiffés légers. Dans les années 1990, la herdade accueille des reproducteurs venus de chez Buendía of course mais également de chez Ana Romero, Paco Camino ; dans les années 2000, ce sont des Rehuelga et de nouveau des Ana Romero. N’en jetez plus, Vinhas / Buendía, c’est la famille !

À propos de famille, Mário décède en 2018. Son fils Luis Manuel Pinto Bastos Vinhas lui succède, avouant qu’il est venu aux toros très tardivement. Secondé par Lourenço Vinhas, un petit-fils de Manuel, Luis Vinhas entend conserver du mieux possible ce petit joyau de caste transmis par son père et son oncle. C’est Lourenço qui nous a accueillis, accompagné d’un maioral formé dans une autre illustre maison. Luis nous rejoindra plus tard pour raconter l’élevage. Avant, il sort et nous salue. Enfant, je considérais mon grand-père comme un homme très important au milieu des autres hommes. Il était toujours très bien habillé, chaque jour que la vie lui donnait, même le dimanche. Il portait un costume bien taillé, une cravate et ses chaussures ne trahissaient jamais ni l’usure ni les salissures quotidiennes. Ma grand-mère y veillait considérant qu’il était inconcevable de sortir avec des chaussures sales. J’observais mon grand-père avec bonheur, impressionné par ce rituel journalier du bon goût et de la tenue en toutes circonstances. Quand il quittait la maison pour rejoindre ses clients et son travail, persistait à sa suite, dans les couloirs de la maison, l’odeur alcoolique et vaporeuse de son eau de Cologne. Dans notre monde contemporain où les baskets sont considérés comme un paroxysme de l’œuvre d’art vendue dans des enseignes dont les néons fluorescents vomissent plus de vulgarité que ceux des puticlubs espagnols, où le jogging donne le sentiment d’errer dans un univers scatologique où d’aucuns trimballent leur crotte du matin bien accrochée au fond de leur caleçon CK qu’ils exposent à la vue des badauds dans des poses qui suggèrent une contamination testiculaire à l’éléphantiasis, je me surprends parfois à penser à lui qui est mort depuis longtemps. Il égalisait ce qui lui restait de cheveux avec un petit peigne, on voyait parfaitement les stries une fois le geste accompli. Quand Luis Vinhas a commencé à parler, sur le balcon de cette arène de tienta qui jadis fut le décor d’un épisode de James Bond, j’ai retrouvé des airs de ce grand-père à la mise parfaite. Élégant, sérieux, se dégageait de lui une autorité naturelle d’un autre âge, parfaitement en accord avec le cadre rêvé d’un lieu préservé des atteintes des modes et du temps. En français dans le texte, il exposa l’histoire de la ganadería mais aussi et surtout ses principes d’une sélection qui n’est pas destinée à poser de grands soucis aux toreros qui auront à affronter les Buendías de Vinhas. Mais lui-même le reconnut, entre les principes et la réalité, la seconde l’emporte le plus souvent et ses Santa Coloma sont les fidèles étendards d’un sang pétri de caste. En juillet 2019, la corrida donnée à Idanha-a-Nova traduit assez bien l’actualité de l’élevage. La course laissa dans les esprits, selon le site Touroeouro, « une sensation de danger imminent et d’émotion constante » et se divisa en deux temps : les trois premiers se montrèrent plutôt « collaborateurs » quand leurs frères sortis en ultimes positions firent montre de « brutalité, d’un sentido assez développé » et « demandèrent les papiers » aux plus jeunes cavaliers du jour. Trois forcados blessés, des chevaux cartonnés, des burladeros émiettés…la caste et l’agressivité des Santa Coloma!

Guidés par Lourenço et par son maioral de cercados vallonés, adoucis par les ombres de sublimes pins parasols centenaires, en prés d’herbe ondulante, la visite des toros de Vinhas prend des airs de thriller angoissant. Ici, rien n’est apaisé et l’atmosphère sera pesante du début à la fin. Les toros grattent, hurlent, menacent, se battent. Ils foutent le camp à notre vue, s’arrêtent, giflent l’air, hurlent de nouveau, se pignent la tronche, humilient un tronc d’arbre, courent plus loin. Lourenço connaît chacun d’eux. Il ne s’approchera pas d’un tío bien armé qui laboure le sol dénudé. « Si on reste là encore trente secondes, il chargera, il fait ça tout le temps ». Le Vinhas ne sait pas compter et trente secondes c’était vingt de trop ! Dans le même cercado, sur une hauteur mieux arborée, se cache le machin le plus inquiétant de tout le voyage. Statufié sous d’épaisses branches touffues, il observe et, pour une fois car c’est une antienne qui m’a toujours paru un tantinet ridicule, je saisis tout le sens de ce que signifie le regard particulier d’un Santa Coloma. Ce n’est pas un regard, c’est de la glace en cristaux qui coule d’un animal à sang froid. L’oeil est lumineux et barré d’une pupille noire allongée ; il a l’immobilité parfaite d’un serpent venimeux sur le point d’attaquer. Tu bouges il plonge, tu recules il plonge. Un serpent gris poudré dont les lignes ne sont que des courbes, des subterfuges doux pour te tuer. Les Vinhas sont des toros de combat !

à suivre…

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