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Obri(gado) bravo XXXVI


Épisode XXXVI : Manuel Agostinho Pontes Dias (Pinto Barreiros) – Herdade da Pelica, Fortios.


Le dernier élevage est souvent une décrue douloureuse au long de laquelle la réalité reprend ses exigences sans pour autant s’affirmer comme une forme précise, aux contours nets et bien dessinés. Elle est là, cependant intouchable et comme enveloppée d’une brume épaisse d’un matin froid de décembre. La branche tortueuse et noire d’un grand chêne déchire l’épaisseur du gris, guide le regard, le détourne et le retient à la fois. On est venu cent fois ici, on y marche souvent, le lac est là, on sait ses rives caillouteuses, ses escarpements et ses rigoles gentillettes mais seule la branche tortueuse et noire, ce matin de décembre, est une lumière. Des fois, ne faudrait-il pas apprendre à marcher dans l’obscurité ? On n’en serait pas plus mort. Moins vivant peut-être. 

Le dernier élevage est celui où l’on se sent moins vivant mais pas plus mort. Il y a la route du retour qui nous attend, d’apparence impatiente mais couchée comme une pute à qui on ne la fait pas, sous une couverture d’étoiles. Dans une photographie de Cartier-Bresson, il y a une prostituée qui me fait penser à ça. En fait, je ne sais pas. Je ne sais pas si elle existe cette photographie autre part que dans ma tête. Ou peut-être n’est-elle pas de Cartier-Bresson. De qui ? On s’en fout. On roule la nuit. On se tait longtemps. Chacun s’exode en soi et regarde de travers sa branche tortueuse et noire et aucun ne voit au-delà de la brume.  Le lac est là mais invisible comme le fut pour nous le santuário do Senhor Jesus dos Aflitos. Il s’écrit qu’il était là avant le XVII° siècle, qu’un homme aurait été assassiné ici et qu’en sa mémoire surgirent comme des brins d’herbe au milieu des cailloux des croix et plus tard des ex-voto. Il s’écrit que le pèlerinage remonte, lui, au XIX° siècle ou au début du XX° siècle et qu’il attire des croyants de tout le pays au commencement du mois de mai, un dimanche. Nous passâmes un lundi et ne vîmes, pour preuve, comme la branche noire et tortueuse du chêne dans la brume, que les restes d’un regroupement que nous prîmes pour une fête foraine sauvage, installée dans ce nulle part, sans raison valable selon nous. Des petites filles au regard noir couraient entre les derniers stands qui pliaient les gaules. Le camp de Gitans s’apprêtait à reprendre la route, les dévotions étaient faites, le seigneur des affligés repu et bientôt la herdade da Pelica de Manuel Agostinho Pontes Dias reprendrait le cours apaisé de son existence discrète. Il faudrait enlever les rubans de protection, rouvrir le portail au bas de la côte et dissiper les brumes. La jolie herdade appartient à cet aficionado de toda la vida depuis 1986 mais l’élevage existe depuis le début des années 1970 quand un passionné venu de nulle part, c’est-à-dire d’un village du nord de Lisbonne, Malveira, engagea ses deniers, ses heures, sa famille, ses pensées et ses obsessions sur le chemin souvent douloureux de l’élevage de toros bravos. Forcado d’un jour ou presque dans sa jeunesse, petit-fils de maquignon, Manuel Agostinho Pontes Dias aimait les toros et la tauromachie à pied, à l’espagnole. Alors, quand on retrace sa trajectoire une cinquantaine d’années plus tard, on se dit à part soi qu’il y avait de quoi être doublement affligé, comme le Christ qui fait face à sa finca, des choix opérés sous le joug de sa passion : élever des toros braves déjà, les élever au Portugal avec l’idée de les faire lidier à pied en Espagne ou en France ensuite, se lancer, enfin, dans l’aventure en 1972, deux ans avant la déflagration de la Révolution des oeillets et de la réforme agraire qui en accoucha. Il ne pouvait pas savoir mais tout de même, l’actuel octogénaire entamait une carrière sous de sombres auspices ou de malins augures qui auraient pu faire reculer jusqu’au plus valeureux contingent d’hoplites spartiates en pleine Guerre du Péloponnèse.

Mais tout se passa bien. La réforme de l’agriculture l’épargna. Ses terres ne lui furent pas prises. Et si la première course (1974) donnée dans la Malveira qui l’avait vu naître fut un joli fracaso, force est de reconnaître que les années qui suivirent la genèse de sa ganadería confirmèrent le bien-fondé de ses paris ou de son coup de bluff au destin. Ses Pinto Barreiros se révélèrent bons et l’Espagne s’y intéressa pour la tauromachie à pied. L’origine était pourtant fragile pour ne pas écrire douteuse. En 1971 ou 1972, Manuel Agostinho Pontes Dias rachète l’élevage de Guilherme da Almeida Barroso qui le tenait des irmãos Alves. Almeida Barroso ne faisait rien lidier et la ganadería avait été pour lui l’occasion de faire un cadeau à un fils mordu d’afición mais disparu prématurément. Le peu de références sur l’origine des bêtes fait mention de sang Soler et Pedrosa, ce dernier étant du Pinto Barreiros. Pour folâtrer avec les vaches d’Almeida, Pontes Dias se rendit acquéreur d’un reproducteur de João Manuel Reis Malta, forcado bien connu et surtout frère du célèbre Simão Malta, détenteur, en 1972, de bêtes Pinto Barreiros via Veiga Teixeira et Pedrosa. Il n’est pas fou d’imaginer que ce semental nommé ‘Caracol’ était de cette origine.

à suivre…

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