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La vie sauvage (IV)

Mardi 09 mars 2021
Ciel lacté. Froid picotant.
À ce jour, les comptes précis de l’U.V.T.F. n’ont toujours pas été publiés…

J’ai vu des jonquilles l’autre jour. Je me suis dit que le printemps allait naître. Enfant, on ramassait les jonquilles à l’orée du bois dans lequel on jouait souvent à « la guerre » avec les copains. On les ramenait à nos mères, les jonquilles, tout fiers de les rendre heureuses parce qu’on nous avait déjà appris que dans la vie on devait offrir des fleurs aux femmes pour les rendre heureuses. Les grues passent beaucoup en ce moment. Elles tournent, reviennent, forment des V dans le ciel. Je les entends cancaner tous les jours. Elles remontent vers le nord pour passer l’été au frais. J’écris cancaner. Le terme s’accorde bien aux cris qu’elles poussent mais le verbe n’est pas correct. Il faudrait écrire que la grue claquette, craque, craquète, glapit ou trompette. J’ai trouvé ça sur internet. La langue française est insondable et mystérieuse. À chaque fois que j’entends voler les grues, à chaque fois que je prends du temps pour m’étonner de l’apparition des jonquilles, je mesure, et cela me fait l’effet d’une gifle piquante, le degré de déconnexion que nous avons atteint vis-à-vis de la nature et de ses rythmes. Au moins envoie-t-elle encore des signaux heureux qui ne sont pas commandés par cette morale doctrinaire, cette idéologie à pas cher — mais qui rapporte — dressée sur le lit de la culpabilité collective qu’hisse tous les jours l’abjecte écologie politique comme on hisse sans y penser le drapeau français dans les casernes du pays. L’écologie politique est une pornographie de nos culpabilités, ni plus ni moins.

La nuit dernière, j’ai rêvé de toros. Ça faisait longtemps que cela ne m’était pas arrivé. Plus jeune, je parsemais souvent mes rêves de grands cornus impressionnants. Ce fut moins le cas ces dernières années ou alors la nuit a confiné leur souvenir. Hier, ils étaient partout. Les toros. Je veux dire qu’il y en avait de tous les côtés comme si je m’étais planté au sommet d’une petite colline pour observer un troupeau sauvage broutant l’herbe du printemps à mes pieds. Ils étaient partout, vraiment et l’herbe n’était pas de l’herbe mais le sol d’une maison et je me rappelle qu’un toro avait toutes les peines de monde à se cacher derrière l’écran de la télévision. Le silence était total. C’est étrange quand j’y repense maintenant car leurs sabots auraient dû claquer sur le carrelage mais ils étaient là, placides, géants et muets. Je n’avais pas peur. Du haut de ma colline je ne craignais rien. Dans un vieux livre, Ruiz Miguel racontait qu’il rêvait parfois d’un toro de Miura qui le terrifiait. Je crois qu’il avait ses raisons qui ne sont pas les miennes. Je ne suis pas matador de toros. Les toros ne me foncent pas dessus. La tête d’un berrendo poussait comme une plante dans la porte du buffet de l’entrée. Après coup, je me suis demandé comment un animal si imposant avait pu entrer dans ce modeste meuble ; puis ils ont dévalé sur moi. Je n’ai pas eu le temps de mesurer la stupidité de mon interrogation. Ils ont plongé sur moi, m’ont mitraillé d’eux-mêmes, m’ont noyé, étouffé, fait suffoquer. Des toros en furie, comme un essaim. En une incompréhensible inversion des plans, l’horizon cul par-dessus tête, je me retrouvais au plus profond d’un trou d’obus de la guerre 14 assailli par des toros chevaliers. Et toujours silencieux. Il ne s’agissait pas de cette chute sans fin que l’on a tous connue. J’étais déjà au fond, moi, et c’était eux qui me pleuvaient dessus en piquet, en un orage tonitruant, mais tu, de cornes et d’yeux fous. 

Les rêves sont les ogres de nos vies. Au détour de lectures, je découvrais il y a quelques jours l’existence de la bataille de Salga. Je suis certain aujourd’hui que le déluge de toros qui s’abattit sur moi en cette fin de nuit prend naissance dans cette découverte. Ou pas car deux jours auparavant, je suis tombé sur une brève qui contait l’anecdote suivante : des villageois découvraient régulièrement dans leur jardin un troupeau de vaches dont le propriétaire est un Allemand installé dans ledit hameau. Qu’il soit Allemand n’a aucune importance mais le bonhomme a décidé que ses animaux devaient et pouvaient vivre en totale liberté. Et ça fout le bordel de l’église jusqu’à la palombière. Les vaches livrées aux quatre vents sont de race Casta. Je n’en avais jamais entendu parler avant de lire ces quelques lignes mais ça existe. Elles étaient 193 en 2014 et, en majorité, elles profitent du bon air des Pyrénées, particulièrement en Ariège. On les appelle Casta à cause de leur couleur châtaigne. Donc mon rêve vient peut-être de là, ou en partie seulement parce que son final eschatologique, digne d’un tableau d’Otto Dix, me fait clairement regarder du côté de l’archipel portugais des Açores. Car la bataille de Salga se déroula là-bas le 25 juillet 1581. Ce jour-là, donc, l’Espagne de Philippe II avait la claire intention de mettre une branlée d’anthologie aux trois pelés qui peuplaient l’île Terceira. Les raisons ? Une classique querelle, pour l’époque, de succession au trône du Portugal, le refus de certains d’accepter le nouveau roi espagnol, l’espoir d’une résurrection et des enjeux économiques et stratégiques aussi. En 1578, le très jeune roi du Portugal, Sebastião I d’Avis, meurt lors de la bataille de Ksar El Kébir au Maroc. Son corps demeure introuvable ouvrant la voie à une fantasmagorie messianique qui contamine nombre de sujets de la couronne portugaise. Le sébastianisme est né : Sébastien reviendra un jour, notre bon roi, alléluia, Vive le Portugal libre. Libre car c’est un vieux monsieur sans descendance qui est désigné roi, un cureton cardinal, plus proche parent du défunt : dom henrique. S’ouvre ainsi la course aux prétendants parmi lesquels le roi d’Espagne, Philippe II, fils de Charles-Quint, Habsbourg de nom et monarque quasi absolu de plus de la moitié de la planète. Philippe II c’est du lourd mais pour le Portugal il signifie le rattachement à l’Espagne, la fin de l’indépendance, l’effondrement d’une civilisation ou pas loin. Et si certains soutiennent l’idée à Lisbonne, d’autres s’y refusent, qui au Brésil et qui aux Açores, point névralgique des routes menant vers ces Amériques qui remplissent les caisses et couvrent l’Ibérie d’un voile doré. Devenu roi, Philippe II décide en 1581 de mater les habitants des Açores peu enclins à le considérer comme leur monarque. Eux attendent leur messie, c’est-à-dire Sebastião, le roi disparu surnommé le Désiré. Le Habsbourg charge Pedro de Valdès de régler le problème et lui confie dix navires qui bombardent lourdement la baie de Salga le 5 juillet de la même année. La diplomatie en finesse de Valdès crispe les autochtones qui organise la résistance. Il se raconte que ce serait une femme, Brianda Pereira, qui aurait galvanisé hommes et femmes pour refuser de plier face aux injonctions de l’Espagnol. Le 25 juillet 1581, Valdès attaque. Les Espagnols sont un millier, militaires, soldats, entraînés, rompus à la guerre, méchants. Sur la plage, ils repoussent sans difficulté les Açoréens qui se carapatent sur les hauteurs de leurs vertes collines. L’affaire semble entendue et les péquenauds de l’île Terceira auront ce qu’ils méritent. Mais c’était sans compter sur le soutien d’autres habitants de l’archipel et sur celui d’un navire envoyé par la France. C’était sans compter aussi sur l’idée de génie d’un religieux, frère Pedro, qui soumit au gouverneur de l’îlot, un certain Ciprião de Figueiredo e Vasconcelos, l’idée saugrenue de regrouper sur les hauteurs tout le bétail bovin du lieu et de s’en servir comme d’un bouclier de cornes et de violence à l’encontre de ces « chiens » d’Espagnols. Pour autant qu’elle parut originale, décalée, folle ou désespérée, on se plia aux ordres, et vaches et taureaux furent alignés comme des arquebuses au nez et à la barbe de l’incrédulité hispanique. D’un geste autoritaire, on fit charger le troupeau rendu fou par les déflagrations et les cris, on fit courir vers la mer, vers l’ennemi, leur sauvagerie piquée au vif par un quarteron de six mille résistants qui l’haranguaient, la sauvagerie, de leurs hurlements teintés de rage et d’héroïsme. La suite fut un carnage : on trancha, on égorgea, on acheva au fer, aux poings, on exécuta tous ceux des Espagnols que les vagues emprisonnaient dans les ténèbres d’une défaite honteuse. Cinquante pauvres hères réussirent à embarquer sur les navires de la première puissance mondiale abandonnant leur supériorité sur une plage amarante rendue à l’état de boucherie à ciel ouvert. Il s’écrit que Lope de Vega et Cervantès étaient de la partie, qu’ils observèrent la débâcle depuis le pont d’un des navires. Dans mon rêve, je ne les ai pas vus. Seuls les toros. 

Pourtant, à mesure que s’éloigne ce rêve, je me demande si Cervantès ne fut pas inspiré par Salga. J’aime bien l’idée. D’ailleurs, il est possible, probable, que des spécialistes de l’écrivain l’aient déjà écrit ou aient fait le lien. Au chapitre LVIII de la seconde partie de El ingenioso hidalgo Don Quijote de la Mancha, Cervantès fait des taureaux les protagonistes d’une scène dans laquelle, une fois de plus, Quijote est trahi par une grandiloquence ridicule et sublime et se prend en pleine face le train d’un troupeau de toros bravos auquel, évidemment, il niait tout danger. 

« Llegó el tropel de los lanceros, y uno dellos, que venía más adelante, a grandes voces comenzó a decir a Don Quijote :
– ¡ Apártate, hombre del diablo, del camino; que te harán pedazos estos toros !

La réponse fulgurante du chevalier est éblouissante.

-¡ Ea, canalla – respondió Don Quijote -, para mi no hay toros que valgan, aunque sean de los más bravos que cría Jarama en sus riberas ! Confesad, malandrines, así, a carga cerrada, que es verdad lo que yo aquí he publicado; si no, conmigo sois en batalla.

No tuvo lugar de responder el vaquero, ni Don Quijote le tuvo de desviarse, aunque quisiera;  y así, el tropel de los toros bravos y el de los mansos cabestros, con la multitud de los vaqueros y otras gentes que a encerrar los llevaban a un lugar donde otro día habían de correrse, pasaron sobre Don Quijote y sobre Sancho, Rocinante y el rucio, dando con todos ellos en tierra, echándoles a rodar por el suelo. Quedó molido Sancho, espentado Don Quijote, aporreado el rucio y no muy católico Rocinante; pero, en fin, se levantaron todos, y Don Quijote, a gran priesa, tropezando aquí y cayendo allí, comenzó a correr tras la vacada, diciendo a voces :

– ¡ Deteneos y esperad, canalla malandrina; que un solo caballero os espera, el cual no tiene condición ni es de parecer de los que dicen que al enemigo que huye, hacerle la puente de plata ! »

Je referme le Quijote. Je souris. Les deux tomes sont rangés en haut de la bibliothèque, sur le mur derrière moi. À côté du Cervantès, je redécouvre le Bouquin des méchancetés que j’ai acheté il y a quelques années. Tout est rangé au hasard. C’est la réflexion que je me fais même si je sais mieux que quiconque que ce n’est pas vrai. Il y a un semblant d’ordre là-dedans. C’est moi qui me l’impose mais j’ai du mal à m’y soumettre. Je trouve ça rassurant d’être en conflit avec mes propres lois. Je repense au Quijote. Putain de bordel, quel aficionado de catégorie il aurait fait. Il aurait été de verdad, c’est certain. Et donc grandiose, vociférateur, de mauvaise foi, sûr de lui, et donc agaçant, et donc sublime sur des gradins. Vraiment sublime. Debout, rageux, la main tendue comme un tribun, il aurait déclamé de grandes phrases à voix haute, à voix rauque pour que tout le monde entende, pour qu’à gauche on applaudisse son savoir, pour qu’à droite on se taise de peur d’en prendre pour son grade, pour que devant on s’offusque, on se scandalise comme si ses mots sentaient le pet. Il aurait vu du coin de l’oeil qu’on le prenait en photo mais aurait fait comme si de rien était. Il aurait traité l’empresa de « canalla », le piquero d’usurpateur et se serait rassis, le regard noir, fier comme ses sentences et maître absolu du silence autour de lui. Le soir, après la course, il serait rentré seul chez lui, par les petites rues. Dans la lumière, quelqu’un qui l’aurait suivi se serait fait la réflexion qu’il était certainement un de ces petits vieux du quartier qui revenait de siroter l’apéro avec les copains. Il aurait poussé la porte de chez lui, il aurait posé le parapluie et la casquette et il aurait fini par faire ce qu’il savait être une manie risible et ridicule : d’abord, il aurait plongé son regard dans le sien en ne sachant qu’y chercher vraiment puis, comme tous les jours, il aurait pivoté face au miroir et se serait cambré, gonflant les pectoraux, affûtant le menton. Le bassin en sentinelle, la bite visible derrière le tissu du pantalon, il aurait alors tendu la main gauche vers une corne invisible, attentif à avoir correctement avancé la jambe et il aurait tiré une naturelle d’anthologie, certain d’être, durant ces secondes, la figura maxíma del toreo ! Quijote aurait été un putain d’aficionado de verdad.

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