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La vie sauvage (V)

Vendredi 19 mars 2021
Temps bizarre. Froid confinatoire le soir. A partir de demain, il fera nuit à 19 heures. –  » Ta gueule !
À ce jour, les comptes précis de l’U.V.T.F. n’ont toujours pas été publiés…

Je prends des notes. Je note des trucs. J’ai abandonné les post-it et les coins de feuille blanche déchirés à la va-vite. Je n’arrivais jamais à relire les post-it que mon père multipliait sur son bureau. Je me demandais comment il faisait pour s’y retrouver et pour se comprendre. Je me suis aperçu, il y a quelques années, que j’avais du mal à relire ma propre écriture sur ces confettis collés au bas de mon ordinateur. Et puis, je les avais sous les yeux mais je ne les voyais plus ;  j’oubliais d’accomplir ce qu’ils m’enjoignaient de réaliser. Alors j’ai arrêté. J’ai arrêté aussi d’acheter des cahiers sur lesquels je noircissais deux pages que je ne relisais jamais. Le cahier finissait dans un tiroir, comme autrefois l’annuaire des pages blanches, je le retrouvais des mois après et je m’étonnais d’avoir écrit ces mots. J’achetais des cahiers pas chers, des cahiers d’écoliers banals. Un jour quelqu’un m’a dit que les lignes sur les pages des cahiers d’écoliers lui donnaient l’impression d’emprisonner les mots ; ça m’est resté, j’aimais bien l’image ; depuis je préfère les feuilles blanches mais je ne les déchire plus. Je note sans titre et sans raison, au gré du vent en quelque sorte, des fatras de petites choses que je ne veux pas oublier ou auxquelles j’aimerais ne pas oublier d’accorder un jour du temps. J’éprouve toujours des difficultés à choisir le bon stylo. J’aime les pointes épaisses et noires même si elles s’usent plus vite et finissent par baver souvent. Il y a des années, l’émission Face au Toril a réalisé un reportage sur Pierre Dupuy, l’ancien directeur de la revue Toros. À l’époque, il dirigeait l’institution et je serais bien incapable aujourd’hui de dire ce qu’il racontait à la caméra. Je crois cependant me souvenir qu’il expliquait goûter les paysages austères de la Mancha et peut-être aussi avait-il évoqué les toros de Samuel Flores. Mais cela, je m’en rappelle maintenant parce que je force ma mémoire à faire goutter son jus, car ce qui est resté réellement gravé en moi, c’est qu’il écrivait avec des stylos noirs à la mine épaisse, des feutres presque. Le caméraman le filmait en train de rédiger les premiers mots d’un de ces articles dans lesquels il excellait à mêler histoire et tauromachie dans une écriture qui trahissait sa formation de juriste. Le style pouvait ne pas plaire mais le fonds était toujours d’une grande richesse et pas seulement taurine. Je me souviens que je lui reprochais — parce que c’était plus compliqué de suivre le fil de son récit —, quand il s’intéressait à faire le portrait d’un élevage, de dérouler toujours le fil du fer plutôt que celui du sang. Peu importe à la fin, il écrivait avec des mines épaisses et noires, sur des feuilles blanches. 

J’admire celles et ceux capables de convoquer une mer de souvenirs, de dates et d’anecdotes dans la seconde, sans ressentir la nécessité de convoquer vieux papiers et cahiers jaunis. Une nuit de gentille ivresse sur la terrasse d’un gîte gersois, quelques dix années en arrière au bas mot, j’avais savouré le récit, certes décousu, forcément nostalgique, des pérégrinations taurines de jeunesse qu’avaient vécues certains amis. Céret y occupait de place de choix, Vic un peu aussi, Bilbao et Madrid n’étaient pas loin derrière mais le clou de ces confidences parfumées des fragrances de fumeroles de canard gras avait résidé dans l’évocation hilare des « grandes années » de Cenicientos. Ces années que je ne connaîtrai jamais car Cenicientos n’est plus Cenicientos. On emportait les toros morts avec des gosses dessus ; dans les rues, on tirait les feux d’artifice à l’horizontale, on programmait des novillos aussi grands et armés que les aurochs des parois de Lascaux, les Sánchez y Sánchez étaient encore des Trespalacios, les héros étaient inconnus, des quatrième couteaux en bisbille quotidienne avec la mort parce qu’il n’y avait pas que Cenicientos : il y avait aussi Almorox, Cadalso de los Vidrios et d’autres coupe-gorge de mala fama. Le Tiétar ! Y’a pas cent bornes jusqu’à Madrid mais Madrid c’était déjà l’Asie, l’Extrême-Orient et l’inconnu. Madrid, c’était la Terra incognita ! Cette nuit-là, il se raconta qu’un jour, en pleine novillada, une mamie du cru — on se la représente austère, noire comme un toro, la ride ferme et adipeuse — fit comprendre à ses voisins de tendido qu’il lui était nécessaire de soulager un besoin impérieux commandé par la nature. En d’autres lieux, la situation aurait pu s’avérer compliquée : se lever, emmerder un rang complet, sortir des arènes sans se casser la gueule, trouver un chiotte aux abords, nettoyer avant de s’asseoir, remettre d’aplomb jupes et flanelles et repartir au combat, emmerder de nouveau le rang de ses voisins et expliquer, gênée, que ça allait mieux maintenant. Entre les hurlements de la peña Ata la jaca a la reja et les vociférations de Fuerte movida, un instant avait suffit à deux costauds pour soulever les planches des gradins sur lesquelles suait leur séant et descendre mamie comme en rappel à bout de bras jusqu’au plancher des vaches qu’elle inonda de sa délivrance avant que d’indiquer aux deux balèzes qu’il était grand temps de l’exhausser et de la faire re-monter au septième … rang, sous le soleil exactement.

Chaque année j’emmène un petit cahier noir au campo. C’est un cahier d’illusions, rien de plus. L’illusion de prendre des notes sur les élevages et les lieux visités et l’illusion de n’avoir pas la paresse de le faire. Passée la première journée, le cahier retrouve la solitude amère du fond de mon sac ; parfois d’autres le récupèrent pour consigner leur propre monomanie. À bien y regarder, et malgré l’échec cuisant de ma volonté, j’ai la sensation que c’est mieux ainsi. La rare liqueur qui sort de la distillation de mes souvenirs me semble ainsi plus vraie. J’ai retrouvé une feuille sous une pile d’autres papiers amassés là des semaines durant. Ma procrastination administrative ne va pas vers des jours plus heureux. Je lis : « Traduction Facebook, Monteverita, La Pérouse, Jean-Claude Carrière, mains de Mam, Delibes, Georges Bataille / Grottes de Lascaux / Ameisen / Jandilla afeité à Ubrique ?». La reconstruction de la tauromachie post-Covid a de quoi prêter à sourire — le cycle d’Ubrique aurait dû se tenir en octobre dans le cadre de la « Gira de reconstrucción 2020 ». C’est un euphémisme. Les Jandilla livrés à la plaza de Ubrique et dont les photos ont couru sur la toile étaient, sans aucun doute possible, porteurs d’un variant qui pollinise en ce moment : le variant du foutage de gueule. Anovillados, très suspects d’armures, ils furent de bons collaborateurs donc tout va bien, Jésus, le Covid et la caravane passent. J’ai reposé la feuille sur le dessus de la pile. J’ai toujours du mal à les froisser. On ne sait jamais je me dis. Ce sont peut-être des portes vers d’autres mondes.

  1. Jean-Michel Mariou Répondre
    Beau texte plein d'une question tue qui taraude chacun d'entre nous : comment diable retournerons nous dans ce monde-là ?
  2. Anne Marie Répondre
    Euh... Merci Laurent, mais compte tenu de mon grand âge, après une bonne binouze un peu tiedasse, et en attendant que ces messieurs entrent en piste, je suis un peu comme la mémère ! Mais le plaisir est là. Quant au cahier noir, quelle que soit la mine, il faut continuer de le noircir. Pour notre plus grand plaisir. Le reste on s'en fout. La bise.
  3. Anne Marie Répondre
    Oh Monsieur Mariou ! Comme j'ai tant de plaisir à vous lire. Et oui, Laurent peut nous rappeler un certain José, tant il nous ravi de ses mots. Que seuls, nous les passionnés, peuvent entendre, telle une belle musique rien que pour nous. Mais c'est aussi à nous de porter notre voix, modeste comme la mienne, dans mon quotidien, je les attaque tous bec et ongles. Ah... Tu es du signe du taureau ? ... Euh non, j'aime la corrida. Je la porte à mon cou et j'en suis très fière. De toutes façons, ils n'y connaissent rien.... Alors, haut les cœurs, et on y croit toujours.

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