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Teintes de plomb

Autour de son œil gauche il y avait comme une large tache aux teintes de plomb. On aurait dit qu’il sortait de boîte, ou de garde à vue, et qu’il avait pris dans l’une ou l’autre de ces deux options une raclée, un tabassage en règle. Il avait en outre un regard de suie, bourré d’encre, lourd de sens…
‘Santero’, c’était son nom, était né en juillet 2018. Il portait le numéro 32. Il est mort dans les arènes d’Estella, en Navarre, à cinq kilomètres de chez lui, un peu après 19 heures, le 6 août 2022. Il portait le fer de Miguel Reta, et Francisco Javier Sánchez Vara lui a coupé les deux oreilles avant que sa dépouille fasse la vuelta. Bien sûr, tout cela est très exagéré…
Comme tous les autres soudards de sa clique, en âges dispersés d’ailleurs, les deux tiers ayant plus de cinq ans, ‘Santero’ a été châtié au faciès. Comme tous les autres, à un ou deux détails près, il s’est fait démolir à la pique. Car il fallait à l’évidence que toute cette racaille navarraise se fasse bousiller, d’une façon ou d’une autre, besogne effectuée par des raclures sur montures pratiquant des tarifs de groupe. De la première cervicale jusqu’à l’ultime vertèbre, il fallait causer les dégâts les plus lourds, les blessures les plus handicapantes, fabriquer si possible des invalides. Sous la musique éthylique et décadente des peñas côté « sol », on y est d’ailleurs presque arrivé, dans une ambiance à la Sam Peckinpah, avec, à priori, les viols en moins…
C’est dommage d’avoir assassiné, comme ça, à la gueule, avant toute chose, ce lot de Reta (les trois branches d’ailleurs : Reta de Casta Navarra ; Alba Reta ; Cesar Reta Azcona), précédé il est vrai par la réputation de la course cérétane de l’an passé. D’autant qu’à Estella, il y avait moins de tamaño, moins de cornes, moins de caste, moins à peu près de tout sauf de ces infinies complexités qui de Céret à Estella ont confirmé que ces toros sont un cauchemar dans une langue oubliée.
Le deuxième d’ailleurs, ‘Trucha’, hors de type, avec sa tronche en biseau, sa dégaine androgyne, ses airs « gender fluid », a néanmoins généré des emmerdements invraisemblables. Rendu de plus en plus mauvais, épouvantable même, par l’un des subalternes d’Imanol Sánchez qui s’est obstiné à se le mettre dessus et qui a logiquement fini par prendre un tampon monumental, ‘Trucha’ donc, malgré les redoutables tentatives d’assassinat qu’il a subies à la pique, a tenu 12 ou 15 descabellos, du sang plein la gueule, sans se coucher pour un sou, et c’est là l’un des enseignements de la corrida d’Estella : le Reta a d’une certaine façon quelque chose d’increvable ou presque, mis à part le dernier du jour ‘Tenderico’, fils tabou… Increvables, mais pas comme les grands braves qui refusent la mort jusqu’au bout. Non, eux, c’est juste pour prolonger un peu cette excursion en enfer.
A la différence de Céret où la mansedumbre avait été plus prononcée, le lot d’Estella, bien présenté, varié dans les berceaux (de l’abierto au veleto) et dans le jeu, moins âgé mais âgé tout de même, avec des toros tous colorados sauf le deuxième, pour la plupart un peu plus bas de châssis donc partant plus « navarrais » dans le type, s’est avant tout révélé effrayant et passionnant par l’inconstance des comportements.
Rien de ce que ces toros-là entreprennent n’est logique. Ils se réservent, grattent, labourent tels des autistes, reculent, et puis tout d’un coup c’est la crise de nerfs, comme si quelque chose explosait en eux, zones Seveso dissimulées, avant qu’à nouveau ce soit le moment d’apoplexie, le regard aussi noir et vitreux que l’eau d’un vieux puits, l’immobilité, la querencia la plus étriquée, tendue comme un string.
Et là, pour couronner le tout, c’est le moment qu’ils choisissent pour prendre des allures somnambuliques, pour sortir des rares passes qu’on leur administre à la manière des évadés de Saint-Anne. Et quand ce n’est pas cela, ils sont juste impossibles, avisés comme des vieux sioux.
Par ailleurs, à la différence du lot de Céret, et c’est un enseignement colossal, ceux d’Estella se sont laissés piquer. Certes sans bravoure, sans pousser, sans quoi que ce soit en fait, mais je le répète en se faisant détruire de façon ignominieuse, achever ou presque, mais tout en s’en foutant, comme si même tout cela ce n’était pas vraiment leur problème.
Et là, ça crève les yeux, c’est l’évidence : les Reta sont tout simplement ce que l’on appelle des « cassos », des schizoïdes, des jobards que même les éducateurs spécialisés, les habitués aux pires espèces de récalcitrants, finissent par coucher avec des coups d’épées de malade parce qu’il faut en finir et vite.
Des coups d’épées monumentaux, Sánchez Vara en a mis deux à Estella. Pas toujours recta recta hein, mais à ce niveau ça devient du chipotage.
Sánchez Vara qui a été porté en triomphe après avoir coupé trois oreilles, à qui l’on a jeté plein de trucs, des chapeaux, des casquettes et des éventails, évidemment, mais aussi un ballon de foot, une raquette de tennis et même une pastèque. Sánchez Vara qui, au passage, portait à Estella un habit couleur de plomb.
Nicolas Rivière
  1. Beñat Répondre
    Des "incasables" en somme, ces Reta... Beñat

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