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La détonation (II)

Je me dis que c’est venu de là, et peut-être même de lui, de ce gamin effronté et bravache, vivant. Oui, je me dis que la détonation d’Estella est un coup monté par lui et venu du « tendido jeunes », cette partie des gradins destinée, en théorie, aux adolescents du coin.
L’idée de cette farce inoffensive mais effrayante, cette envie de scandaliser les adultes comme Georges Bernanos se proposait de le faire avec les imbéciles, ce qui revient strictement au même, me plaisent.
On a envie d’allumer le pétard avec eux, de frayer avec leur bande, et c’est pour cela qu’au lendemain de la corrida de Miguel Reta je suis retourné à Estella pour une novillada sans picadors, mais qu’au lieu de m’assoir cette fois-ci à côté des féroces écluseurs de bière de la peña San Andres, je suis allé m’installer parmi eux, au milieu de leurs rangs clairsemés, mouvants, qui font penser à un théâtre antique où ces gosses, sans le savoir, jouent des rôles shakespeariens.
Avant Estella, il m’était déjà arrivé de prendre place au « tendido jeunes ». La dernière fois c’était à Arles, en 2017, pour une corrida goyesque customisée par l’artiste sétois Hervé Di Rosa. Il faisait un temps pourri, j’avais roulé sous la pluie depuis Toulouse, m’étais garé à l’arrache tout près du pont de Trinquetaille pour ne pas rater le paseo mais à présent ce que l’on voyait en piste était devenu tellement minable qu’après le troisième toro j’étais allé me rafraîchir les idées tout là-haut, sous l’une des grandes tours, où les jeunes d’Arles et des environs ont donc leur quartier réservé.
Je m’étais assis, sans m’en rendre compte immédiatement, à côté de Rafi Raucoule, « El Rafi », qui toréait encore en « non piquée » à l’époque, et à voir combien déjà les aspirantes qui enviaient ma place roucoulaient à n’en plus finir sous son regard faussement imperturbable, je me disais, en songeant à ce qu’écrivait Antonio Diaz-Cañabate sur la place et l’influence des femmes dans la tauromachie, que sa carrière allait être, à cet égard-là, un enfer de tous les jours.
Refermons cette parenthèse.
À Estella comme à Arles, qu’il y ait ou non des apprentis toreros dans les travées du « tendido jeunes », il faut avoir le cœur asséché pour ne pas aimer l’atmosphère que ces enfants qui commencent à peine à apprendre le métier de vivre font régner. Comment ne pas succomber au charme de ce cabotinage maladroit, de cette concupiscence innocente et belle ?
À Estella, ils se moquent ainsi éperdument de ce qui se passe en piste et, parfois, ils ont raison. Ce jour-là, ils étaient un peu plus attentifs, parce que vêtu de lumière il y avait en bas un des leurs, Nabil Essaouari, dit « El Moro ». Le lot des sœurs Azcona, des novillos nobles, « cul-cul-la-praline », l’ont poussé à fignoler l’accessoire, à fleurir son répertoire, notamment à la cape, et ça a d’ailleurs beaucoup plu aux jeunes filles de son âge, qui sont comme ces Arlésiennes amoureuses d’El Rafi. Elles ont été moins regardantes sur les mises à mort, dont on sent déjà qu’elles prennent chez lui une tournure bâclée, mais c’est un moment que le « tendido jeunes » néglige lui aussi.
C’est dommage, mais on ne leur en veut pas. On leur expliquera une autre fois. Là, pour le moment, on les observe. Ils s’arrosent avec des pistolets à eau, se chuchotent des secrets au creux de l’oreille, se déplacent par grappes ou en « mode solo », se la jouent, éclatent de rire, braillent, dansent au rythme désarticulé des bandas qui jouent toutes en même temps – la cacophonie est ici un art de vivre, tout cela n’est qu’un pur carnaval – et comme à Tafalla, comme dans beaucoup de ces arènes de Navarre qui est l’une des provinces où je soigne le mieux mon besoin d’Espagne, ils font souffler un air de jouvence qui, pour un quelqu’un venu de France, pays où l’on ne peut pas entrer aux arènes avec une bouteille de Cristalline, donne l’impression qu’ils ont jeté un pavé dans la fenêtre, qu’il y a du verre cassé partout mais qu’au moins on retrouve un peu d’oxygène…

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