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L’insoutenable Cérétanité de l’air

Mon cher Fabien,

Alors que te dire du crû 2023 de notre virée annuelle et sacrée à Céret ? Pour commencer, sache que tu nous as manqué et pas seulement pour payer la chambre d’hôtel qui tenait plutôt de l’attaque à main armée qu’autre chose. J’ai récupéré quelques sous sur cet abonnement que tu nous as laissé : reventa est décidément un métier et ce n’est pas le mien assurément. Tu me diras que torero non plus, mais on peut toujours rêver, on pouvait. C’est un peu ce que je me suis dit en voyant Alvaro de la Calle face à son seul toro de la feria. Un truc méchant tamponné Escolar, une alimaña pour de vrai et ouvrir la dernière après-midi, celle-là même où se jouait la feria, comme parfois dans le Vallespir. Qu’importe, depuis 25 ans on en a vues des ferias à Céret, des extraordinaires, des mauvaises, des rattrapées par le bout de la peau des fesses par une brindille lors de la dernière course. Tous les bleds et les métropoles qui prévoient de faire occire des taureaux à la rapière sur une piste sableuse par des Espagnols ont un jour été confronté à la contrariété qu’entraîne la succession d’événements contrariants (oui je sais, mais c’est volontaire). Le crû 2023 n’a pas été avare en détails qui « font désordre » comme dirait ma maraîchère si seulement elle était aficionada : ces petites choses qui dévalorisent l’organisation à la marge. Le 14 juillet, il a fallu finir sans Cobla, qui a plié les gaules après la Santa Espina, manque de bol, le seul toro valable de la course est sorti juste après et évidemment quand Javier Cortés s’y est mis à la muleta, les gens ont demandé la musique. C’était drôle, surtout après la dixième fois. On sait avoir de l’esprit en féria ! Pour être franc, je me demande si le second toro de Peñajara avait pas aussi un petit quelque chose à proposer, mais franchement en face, là hélas… Rafaelillo a fini à l’hosto. Tout une histoire apparemment, il a levé le camp à l’anglaise (en Espagnol, figure-toi qu’on dit despedirse a la Francesa, cela a dû l’inspirer), signé la décharge de l’hosto et mis le cap sur le Levant. Comme le sait ton fils Paul, quand on est malade, on est mieux chez soi avec ses parents. Cela a dû faire un peu de bruit car le médecin y est allé de son communiqué pour éclaircir les choses. Je te disais donc que le 6 n’était pas mal : on lui a beaucoup donné sa chance à la pique et le ganadero ne tenait pas en place, il le voulait loin, à la porte du toril pour la quatrième. Il est pareil en tienta : il faut le voir sortir du burladero pour voir si la vache s’emploie au cheval. Des théories et des efforts, il n’en est pas avare, pour les résultats c’est pas encore trop ça : pas des tonnes de caste (euphémisme), présentation pas madrilène, mais probablement du progrès. En sortant, j’étais assez content : j’avais vu toréer au 6 et cela avait bien réévalué le bilan de la journée (et trois banderilleros aussi). Paco a grogné que c’était de la merde et qu’il l’avait bien dit. D’autres se sont pas faits avoir par le final non plus et ont retenu l’ennui. L’histoire de la Cobla a plutôt fait rigoler (les gars étaient engagés de longue pour la fête nat’ ailleurs).

Samedi j’ai pris le petit déjeuner chez Richard qui a ces mobiles métalliques qui tintent en s’entrechoquant sous la brise. Il a joliment prévenu : « c’est le vent d’Espagne ». Cela m’a émerveillé, vraiment. J’imaginais ce que pouvait charrier ce type de zéphyr : « c’est le vent d’Espagne : il amène les chuchotements des contrebandiers enturbannés aux longs couteaux courbés ourdissant leurs attaques dans la sierra, le parfum de saumure où murissent les olives de Jaén, il porte parfois même les notes de fandangos que chantent les soupirants sous les fenêtres de leurs amoureuses cloîtrées, il soulève la poussière des sabots des chevaux des élevages, il pousse le Gandar depuis le Cap Creus jusqu’à Port Vendres ; on raconte même que c’est en quête de refuge et poussés par ce vent que les premiers mata-toros passèrent les cols et se trouvèrent à Céret en d’autres siècles. C’est le vent qui emporte les derniers espoirs des réfugiés harassés de 1939… » Je rêvais à voix haute sur cette bourrasque espagnole, ce qui m’a valu bien des railleries : j’ai eu beau dire que j’étais Lyonnais, on m’a dit que c’était pareil vu d’ici. Tu imagines la remarque géographique, capitale et forcément imprécise. Je m’égare, mais le vent a bien apporté un voile nuageux qui a obscurci les arènes au fil de la corrida, on a fini aux lampions… sauf que la Société des Arènes n’avait pas mis les ampoules, ou alors pas assez. Bref, samedi, on avait le son, mais pas la lumière. Cela a donné lieu à pas mal de remarques, plus agacées que la veille. Le problème c’est que la course de Saltillo n’a pas eu la chance de sortir dans l’ordre comme la veille mais plutôt decrescendo. Notre ami José était au palco et il a changé le cinquième toro : un immense noir avec des cornes superlatives mais un peu épaisses pour l’encaste je dirais, pour une boiterie qui était paaaaas… Bien plus évident était que le réserve de Los Maños n’était guère présentable avec des cornes qui semblaient un peu ridicules. Je crois que le public a « lâché » à ce moment-là. Solera a fini ensuite avec le 6 dans la pénombre et l’indifférence. Il avait probablement eu le lot le plus maniable de la journée et n’en a rien fait. Il pue le manque de pratique et cela risque de ne pas s’arranger. Je trouve cela dommage. Sanchez Vara a toréé en rond le 4, mais du bout de la muleta en permanence. Il avait été pas mal aux banderilles sur ses deux toros. On a retrouvé Damian Castaño qui m’étonne décidément : alors qu’il me semblait toujours d’une témérité à deux doigts de la panique, je l’ai trouvé bien plus posé, maître des éléments et de lui-même. Il a coupé une oreille à feu et à sang face au 2, gris, cornivuelto, méchant comme un teigne. Une série à droite à toute berzingue à retenir et à gauche une autre au bord de la rupture face au danger. Et puis soudain, une naturelle, relâchée, presque alanguie (là j’exagère un peu), fragile, magnifique, comme si au beau milieu d’un combat de rue un gars se mettait à jouer ces quelques notes aiguës de « Bailecito » de Carlos Guastavino (j’espère que tu iras écouter) avant de retourner se jouer les molaires avec des dockers à coups de pied de biche. C’était fou, vraiment, cet éclair de beauté complètement incongru, hors de propos. Au 5 bis, il a retrouvé cette tauromachie un peu raide et guindée. Le lot de Saltillo, comme à chaque fois à Ceret était « tanqué » et assez typé Buendia. Je me demande vraiment où sont passés les trucs au museau fin de chez Moreno Silva qu’on voyait régulièrement terroriser Madrid au cours de la dernière décennie.

Dimanche, ciel voilé le matin : novillada de Sanchez Rico remplacée par un lot de Los Maños, des histoires sans fin de novillos embarqués malgré tout en dépit de la présentation et refusés à destination. Tu me diras qu’on a eu du bol avec le temps, eh bien aux premières notes du paseo, les nuages se sont carapatés et le sol de justicia syndical s’est abattu sur tous sans privilège de classe, de souci pour l’âge, d’égard pour les dames… la novillada ? Un peu comme d’habitude, long et chaud, avec peut-être quelques possibilités dans des mains déjà caleuses mais sans idées. J’ai enfin vu el Niño de la Monjas, qu’un gars derrière appelait le fils du curé. Cela m’a bien fait rire, mais le gars n’est pas très bon. J’ai navigué dans les gradins entre les novillos pour passer un peu de temps avec des copains, les amis de Toulouse, les voisins du Luberon, et trois toros avec Edwige, toujours impeccablement mise sous la canicule : on l’imaginerait empreinte de dignité et maintenant son rang dans le camp sur les collines du Piémont provençal exilée de son village sous la plume de Giono dans le Hussard sur le toit. Pas moins. Bref, la Passion s’accompagne toujours d’un chemin de croix et la matinale de Céret sous le cagnard constitue un calvaire tout aussi sûr que la lecture interminable de l’Evangile des Rameaux (mais sous le soleil trois mois plus tard).

Je t’épargnerai décemment les parallèles douteux sur le fait que Noé (Gomez del Pilar) a sauvé la feria de la noyade sur la dernière course, car plus qu’Escolar, c’est bien lui qui a remporté la mise. Cela a donc mal commencé avec un toro sorti du Tartare pour le sympathique mais limité Alvaro de la Calle. Une faena décousue mais digne dans pareilles conditions avec un toro qui le cherchait partout : il donnait l’impression de vouloir rester à boire doucement toute l’eau du Tech au moment de chercher l’épée. A la mort, le toro l’a attrapé à la cuisse puis cherché au sol en se tortillant comme un félin : l’enfer ! Javier Cortes qui remplaçait justement Robleño lui a réglé son compte au milieu d’un ruedo pris de panique. Le public n’en menait pas large : notre sympathique voisine révolutionnaire sévillano-cubaine militante et tatouée a dû quitter les gradins quelques minutes pour s’en remettre et les practicos salmantins venus avec De La Calle tremblaient littéralement comme des feuilles pour leur Maestro. Le reste de la course a été moins terrifiant. Les Escolar n’avaient pas beaucoup de mobilité en général, mais faisaient planer un danger certain. Même le 5 (sorti en 4), un bœuf qui regardait les parapentes en sortant mollement des passes a attrapé salement Cortes qui a fini le boulot en boitant bas. Gomez del Pilar aux 3 et 6 (sorti en 5) a été fidèle à sa réputation : souriant face au danger et volontaire dans sa tauromachie, le genre de garçon qui franchit le Rubicon avec la banane et dont on s’aperçoit au cœur de la mêlée qu’il n’est pas parti sans biscuit. Il a fait jouer la musique pendant la faena. Une grosse oreille (pétition de deuxième) au 3 et deux vueltas après une prestation impeccable. Face au 6, il a distillé une à une des naturelles qui ont mis tout le monde d’accord face à un toro peu mobile mais inquiétant. Après je ne sais combien de pinchazos, il a fini par une vuelta. J’avoue que je l’aurais volontiers vu se coltiner le 4 (sorti en 6) mais Javier Cortes est revenu de l’infirmerie requinqué (et c’est tant mieux). Pas grand chose à tirer.

Bref, on aura tremblé et vibré cet après-midi là. J’ai même la faiblesse de penser qu’on vient pour ça. En général, tu l’auras compris, tout cela a manqué un peu de toro, de caste, de bravoure… Pas grand chose au cheval dans l’ensemble et finalement la feria a été sauvée par les toreros.

Quoiqu’il en soit, on a hâte de savoir quand va tomber l’édition 2024 et on te compte pour l’an prochain.

Fred

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