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El ultimo Julipié

Que la corrida soit anachronique et inconcevable à notre époque est un fait admis qui, si l’on y pense, c’est à dire avec un brin de recul, en se mettant à la place des nombreuses personnes à travers ce monde pensant que la chose n’existe plus, est parfaitement intelligible aux plus convaincus des aficionados. En ce qui me concerne, l’un des aspects qui me paraît aujourd’hui des plus difficiles à croire dans ce grand cirque rituel est cette faculté répétée à entasser tant de monde dans les gradins de certaines arènes : Céret par exemple porte bien son nom, Madrid tient du Tetris, Séville du miracle et de la conserverie sans métal ni bocal. Le topique d’un monde trop aseptisé pour les toros se heurte en fait à pas mal de pratiques bizarres qui fleurissent ou perdurent à travers le monde où les acteurs se mettent en danger en public, les vidéos de basejump en wingsuit me fascinent, je l’admets. Infiniment plus que le MMA par exemple. Ces parallèles ne s’entendent bien sûr qu’à l’aune du danger de la pratique. De même, il faut voler et vivre dans les aéroports cette « expérience concentrationnaire et infantilisante », dixit Houellebecq, pour concevoir que tant de gens puissent accepter pareils promiscuité et inconfort dans la plupart des arènes. Il y a le métro aussi, c’est vrai.

Le métro de Madrid est moderne et plutôt confortable, Las Ventas en revanche est un cauchemar rétro fantastique, le spectacle magnifique de 20 000 visages étagés qui rappellent les photographies des stades anglais au début du 20è siècle, même les têtes de Lampiao, Maria Bonita et les derniers Cangaceiros avaient plus d’espace sur les tables où les exposèrent leurs bourreaux. La cohabitation s’y fait naturellement, tout juste entend-on parfois un habitué expliquer à un néophyte distrait les règles implicites non pas de bienséance mais de survie et d’entassement respectueux : une personne moyennement constituée s’alignera précisément derrière son voisin de rang inférieur en calant ses genoux pliés entre 70 et 90 degrés de part et d’autre de la colonne vertébrale de celui-ci permettant ensuite par récurrence la démonstration que la civilisation (le fameux « vivre ensemble » ?) a encore de beaux jours devant elle. Ajoutez à cela des mouvements coordonnées par les moments de la course (on se lève, facile, on se rassoit, moins…), voire par les émotions de la lidia d’un toro et vous obtiendrez au moins six miracles d’imbrication humaine de masse par corrida madrilène. La chose touche au sublime d’une démonstration mathématique ou de l’équilibre d’un sonnet quand le siège à côté se trouve libre, et les possibilités apparemment multiples avant de vous rendre compte que la seule personne qui pourra en profiter sera au rang derrière en pouvant poser les pieds un peu plus loin alors que vous seriez moins bien installé à cheval sur les deux numéros. Las Ventas est un plaidoyer empirique pour l’importance de l’ordre et de l’égalité dans une société.

Plus au sud et 150 ans plus avant, Séville mise sur la permanence illusoire de la corpulence d’un 18è siècle – que l’on devine famélique – au troisième millénaire de l’abondance consumériste, du sucre omniprésent dans l’antre même de ce quartier qui conjugue et concentre les graisses saturées dans un bocadillo inavouable : le piripi. L’accès à la Maestranza tient de la cohue disciplinée, l’évacuation de l’exploit. Drôle d’endroit pour une rencontre ; la promiscuité est telle que le local a érigé l’habillement en présupposé, qu’importe le soleil ou le voisin français : l’apprêt et l’habit donnent la distance. C’est précisément dans ces deux temples de la tauromachie et de la densité que Julian Lopez, « El Juli », fort à son aise et solitaire sur deux pistes immenses, a dit au revoir ce week-end à son public en-tétrisé, nombreux et amoureux. Ce fut l’occasion de questionner à nouveau la composition, la permanence ou l’évolution du public de corrida en général et de chaque arène en particulier. La question se pose naturellement aux habitués, aux néophytes : mais « qui » diable vient aux arènes ? En découlent des tas de variantes : combien de Français à Bilbao, Azpeitia ou Séville ? Moins de spectateurs locaux, mais plus d’assiduité des nomades ? La polarisation politique ? Reste-t-il des salons de coiffure ouverts quand Manzanares est au cartel ? Ad libitum. Le Juli est madrilène de naissance et apparemment d’adieux car s’ajoute aux questions de composition du public celle de sa versatilité : où était donc passé ce samedi 30 septembre le public exigeant qui des années durant attendait Julian Lopez au tournant pour lui faire apprécier tout le sel de l’expression voulant que nul n’est prophète en son pays mais aussi que dans ces arènes-là on ne la lui faisait pas ? Il est probable que déchargé du poids de maxima figura del toreo par l’ambitieux Roca Rey et le Christique Atlas de la Puebla prenant toute la planète taurine sur son dos à la sortie des confinements, El Juli se soit réconcilié avec le public Venteno en début de San Isidro 2022 en réalisant un effort surhumain de courage et de technique pour exprimer et tordre un ‘La Quinta’ qu’il pincha plusieurs fois, écrivant dans les larmes la page émouvante qui manquait à l’album. Ses comparutions suivantes furent dignes et invariablement contrariées par les aciers, le gamin du coin avait perdu la toute-puissance ambitieuse, arrogante et légèrement ventajista que lui avait trouvé l’arène au fil des années. Les adieux annoncés dans un timing parfait de dignité évitant toute lassitude dans l’au revoir répétitif avaient également permis de jouer à l’aficion madrilène le fameux « coup du souviens-toi » à coups de photos de cet enfant joufflu habillé – non pas déguisé – en torero et juché sur une caisse, promesse immense pour le toreo qui sembla préférer au statut de Messie celui de grand professionnel un peu carriériste, et sacrifier la quête esthétique à la puissance infaillible et ultra spécialisée dans quelques ganaderias. L’idée avait donc été de régner et le règne fut long. 25 ans à fulminer des toros en peaufinant le désormais célèbre Julipié, marque de fabrique estampillée d’un prodige au répertoire jadis fleuri qui renonça à débaptiser la zapopina et rendre dingues les critiques taurins cape en main et encyclopédie sous le bras pour « approfondir » son toreo, la main basse (fallait-il casser la ceinture) et la passe longue. Si le Juli ne fut pas un torero de Madrid, les responsabilités en sont probablement partagées et à l’heure des adieux, la question n’était plus vraiment de savoir qui avait raison dans cette histoire. Le public madrilène, du moins celui qui savait répondu au rendez-vous, était venu (s’)offrir une Puerta Grande, de celles d’automne dans la nuit et le contraste de l’obscurité avec les lumières électriques qui laissent de si belles images. Zabala dans « El Mundo » avance qu’il s’agissait d’un « généreux acte d’expiation » supposant la permanence d’un public madrilène granitique payant ses dettes au fils incompris. Il est sûr que même les moins Julistes des présents n’avaient vraiment le coeur (ou le courage) à gâcher le momento bonito d’une course festive et sans enjeu puisque tout était dit et consommé. A la sortie d’une corrida nulle et non avenue à cause d’un lot infumable du Puerto de San Lorenzo, les gens se réjouissaient de l’ambiance gentiment bienveillante et du fait qu’un public parfois si intransigeant s’était laissé aller à lâcher la bride au point d’exiger deux oreilles de Carnaval. Cela permit à une foule de gamins d’envahir le ruedo avant même la fin de la vuelta de Tomas Rufo pour s’arracher les derniers moments du Juli et transformer l’essai de réconciliation à travers la Porte donnant sur la calle Alcala.

Karma expiatoire ou coïncidence regrettable, le lendemain à Séville, un public tout aussi festif et amouraché (beaucoup étaient dans le train partant d’Atocha pour Santa Justa le dimanche matin à 10h15) se frustra d’emblée d’une possible Porte du Prince à cause d’un lot tout aussi impropre à la lidia que la veille. On parle cette fois-ci de Garcigrande. Le Juli en roue libre, coupa sans que cela semblât lui coûter une oreille facile sur sa technique au quatrième toro, dosant sa propre puissance et ses efforts. 25 ans après, il n’y avait plus de démonstration à faire, de rôle à jouer ni rien à prouver : Julian reçut les différents brindis de ses compagnons, les hommages, cigares, fleurs, bonbons, drapeaux et chapeaux du public sans renier quoi que fût : pas de Zapopina mexicaine remontée jusqu’à la Tour de l’Or ni de banderilles souvenirs d’un autre temps. S’il attendit le dernier toro à genoux (au centre plutôt qu’à la porte), la main gauche resta toujours au bout du bâton et l’histoire se conclut sur un ultime Julipié de gala.

Sortie digne, à pied, refusant fermement que le solide gaillard l’ayant rattrapé le hissât sur ses épaules.

Adios Maestro

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