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Tardes de soledad : Liberté, trahison et vérité

Albert Serra le claironne suffisamment au fil des interviews, il ne connait pas Andrés Roca Rey. Il ne lui aurait parlé en tout et pour tout qu’une paire de fois. Après la première projection du film, Roca aurait fait part de son sentiment de trahison après avoir ouvert toutes les portes de son intimité aux caméras. Longue focale, presqu’un téléobjectif de paparazzo, au plus près dans l’arène, épousseté du folklore, l’on suit Roca Rey dans sa solitude de torero vedette et le moins que l’on puisse dire après deux heures c’est qu’il ne se trouve plus personne pour se rêver « número uno » du toreo actuel. Seul dans un océan d’encouragements grotesques, nécessaires peut-être, piégeux sûrement : il est incroyable d’entendre Roca dire « j’ai eu de la chance ». Affirmation escamotée aussitôt car la chance est méritée dixit la cour. Dans ce torrent d’éloges, la cuadrilla rabâche « la verdad » de son toreo, inlassablement. Le fantôme de Roberto Dominguez parle après le tampon inconcevable de Santander contre la talanquère, on le devine dans le reflet de la vitre du fourgon : c’est à ce moment-là et pour ce moment-là qu’il est le numéro un. Soit. Dominguez n’aura pas survécu à l’expérience cinématographique dit-on ; complice de haute trahison.

Roca Rey est torero dans son mutisme, la piste est indicible, les commentaires de la cuadrilla valent moins par quelques saillies que par leur aspect comique et dérisoire. Le rite taurin dans toute sa violence est bel et bien une angoissante solitude sonore autant qu’une musique tue – un hurlement : comment peut-on survivre à la répétition de ces assauts ? Chaque passe semble surhumaine et c’est tuant à voir. Et c’est long en plus : une expérience sensible à faire au cinéma. Trahison donc : bien sûr, Serra envoie valser les clichés, filme l’impact, transforme, malaxe, pétrit cette matière première de rushes, toro et torero pour en faire un objet cinématographique dont les coups de boutoirs et les questions résonnent encore longtemps après. Il n’a pas les pudeurs de tout ce monde taurin affolé à l’idée d’une photo de toro mort fuitant sur « les réseaux », se fout de ces conneries et met les choses au point. « Aucun animal n’a été maltraité durant le tournage » disent-ils partout ailleurs ; quand avions-nous vu la vie s’évaporer au cinéma, fût-ce celle d’un animal ? Cette mort pose des questions : comment concevoir le sacrifice d’un taureau au prix de pareils efforts et pareille odyssée ? La corrida est un scandale comme l’a écrit Ruben Amon, il était temps d’en briser le tabou, de jeter le sujet au milieu de la pièce et d’assumer la discussion. « La vida no vale nada » balance un peon, pour le coup inspiré, bien sûr il y a quelque chose de supérieur qui transcende l’existence, « navegar é preciso, viver nao é preciso » dit-on dans le même ordre d’idée. Cette affaire taurine est incompréhensible et de là, inexplicable.

Serra ne filme pas le toreo mais agence tous les éléments pour donner sa version des choses : vous aurez beau avoir vu 50 corridas au callejon de la sous-préfecture, vous n’aviez jamais vu « ça ». Pas de voix off, loin de l’insupportable verbiage actuel des fanatiques du micro aux arènes, des commentaires pendant l’arrastre. Il n’y a rien à dire, rien à expliquer, démerde toi pendant deux heures avant de retrouver notre « peuple d’interviewés », attention au vertige.

Serra a pris donc la liberté de trahir le sujet principal du documentaire, sans gants et sans vergogne. Il ne manquerait plus que les taurins y missent leur grain de sel. Pourtant la « verdad » de Roca Rey sort bel et bien renforcée de ces deux heures : l’on peut avoir des réserves sur le concept du Péruvien, sur son exposition physique bien au-delà des possibilités octroyées par sa fermeté technique. Cet engagement, allant parfois à l’encontre de ce que devrait être la tauromachie, semble crier qu’ici l’on tue et l’on souffre. Et que de tout ce chaos, il est urgent d’accoucher de quelque chose.

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